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Constantin Sigov : l'entretien avec Libération

Pour le philosophe ukrainien, qui  a choisi de rester enseigner à Kyiv depuis un an, le conflit déclenché par Moscou est inouï car il attaque autant un pays que la réalité elle-même. Une falsification de la vérité qui est le propre du poutinisme et contre laquelle l'Europe doit s'engager sous peine d'être engloutie. 

Depuis le 24 février 2022, le philosophe ukrainien Constantin Sigov a fait le choix de rester à Kyiv aux côtés de son fils et de sa mère. Il continue de donner ses cours à l'université, mais en visioconférence. Une année ryth-mée par les bombardements et les coupures de courant, par la peur, la débrouille mais aussi l'entraide concrète. S'inscrivant dans la longue his-toire des relations intellectuelles entre l'Europe et l'Ukraine, ce disciple de Paul Ricœur, qui a enseigné à Paris, tente de penser les origines d'une guerre inouïe, qui lui apparaît comme l'aboutissement, et la charnière, d'un régime poutinien abso-lutisé.

Par des livres comme Quand l'Ukraine se lève, coécrit avec Laure Mandeville (Talent Editions), mais aussi un dialogue constant avec ses pairs européens, il témoigne contre le mensonge totalisant mis en œuvre par le Kremlin. Pour lui, l'Europe peut contribuer à la victoire ukrainienne pour en finir avec le poutinisme mais aussi cevivifier son propre idéal démocratique. 


«Troisième Guerre mondiale», «guerre des tranchées», «guerre d'ophlion», comment caractériser ce conflit ? 


C'est une guerre inouïe. Aucune guerre n'a été couverte comme celle-ci. en temps réel, par les journalistes mais aussi les civils qui témoignent avec leur téléphone portable, en direct, sur les réseaux sociaux. Le journaliste américain Thomas L Friedman l'a qualifiée de «Première Guerre mondiale connectée» de l'histoire. Recevoir la description très exacte de ce qui se passe, des images des destructions, est une autre manière de vivre cette guerre, qui pénètre notre corps et notre esprit. C'est nécessaire pour toucher le terrain des opinions, une manière de ne pas laisser les mots et les choses se pervertir.

Cette guerre, c'est le nihilisme érigé en modèle systémique. Elle n'est pas seulement menée contre un État voisin, mais contre la réalité. Depuis l'annexion de la Crimée, nous sommes assaillis par le mensonge. Défendre la réalité, rétablir la nature exacte des mots et des choses est primordial et demande un effort permanent. La seule manière pour Poutine d'échapper au tribunal international, c'est de systématiquement nier la réalité, pas seulement verbalement mais en la détruisant concrètement. Quand vous voyez la destruction des maisons, ce n'est pas seulement une métaphore, c'est réel, tout aussi réelle est la destruction du champ sémantique. Le rapport aux morts illustre aussi ce nihilisme. Dans toutes les civilisations, il y a une décence à l'égard des morts. Ici, les fosses communes montrent une volonté d'effacer toute forme d'humanité pour les morts. 


À la falsification de la vérité s'ajoute aussi une falsification du passé ... 

Pour Poutine, le passé est un sabre qu'on peut manier à sa guise pour manipuler, défigurer. Au Heu de constater les crimes de Staline et les pertes énormes, il n'hésite pas à glorifier le stalinisme, une manière de dénoncer l'Occident. Cette manipulation est insupportable pour les fa-milles des millions de victimes des goulags. A la veille du conflit, l'interdiction de l'association Memorial qui documente la réalité des goulags, relève de cette volonté de manipuler le passé. Au lieu de constater qu'il était impossible de gagner la Deuxième Guerre mondiale sans l'aide des Alliés, on nie cette réalité historique et le fait que Staline était allié de Hitler entre 1939 et 1941. Cette falsification a commencé dans les années 90, quand des archives du KGB ont été ouvertes, puis rapidement refermées en Russie. En Ukraine, elles sont toujours ouvertes. Avec l'arrivée de Poutine et la fermeture des médias libres dans les années 2000, une sorte de révisionnisme s'est installé dans les manuels d'histoire. Mais c'est sur-tout après 2004 et la ("révolution orange" en Ukraine, perçue comme un signal fort contre ce néo-soviétisme, que cela prend de l'ampleur. 


Comment définir le «poutinisme» par rapport au «soviétisme»? 


Poutine absolutise le soviétisme en s'appuyant sur le KGB, véritable colonne vertébrale du régime. L'institution a changé de nom mais c'est la même chose. Plus qu'une police politique. c'est une organisation mafieuse qui, dans la période soviétique, faisait concurrence au Parti communiste mais qui sous Poutine n'a plus cette concurrence. Aujourd'hui, tous les partis sont sou-mis au pouvoir du Kremlin et donc au FSB. La période soviétique était par ailleurs tournée vers l'avenir, avec l'idée qu'il serait radieux. Aujourd'hui, tout est tourné vers le passé, et on trouve au centre idéologique du Kremlin une sacralisation du capitalisme. Enfin, pendant le stalinisme, les tortures et la répression étaient dissimulées. Ces dernières années, on ne cache même plus les crimes, on glorifie les massacres. Il y a un cynisme absolu. Le groupe Wagner assume totalement ce côté criminel. 


Comment expliquez-vous que la majorité des Russes ne réagis-sent pas à cette glorification de la mort? 


Hannah Arendt disait que le propre du totalitarisme est d'atomiser la société. Elle parlait de douze ans de totalitarisme nazi mais, en URSS, cette atomisation a duré près de soixante-dix ans sans compter le poutinisme. Quand les gens sont isolés, qu'il n'y a plus d'institutions debout, la peur s'installe. La réflexion même est amputée. L'Europe s'est construite sur trois grandes institutions: les universités, les maisons d'édition et les médias libres. Ces trois éléments ayant été abattus en Russie. comment faire vivre le débat d'idées, l'esprit critique? Il n'y a plus de place pour la parole libre. Les Russes avec lesquels je suis en contact sont complètement isolés, et très pessimistes. Penser un changement est complètement hors de portée.

Comment la pensée ukrainienne s'est-elle autonomisée et émancipée du poutinisme? 

Avant la révolution bolchevique, Kyiv avait des rapports directs et anciens avec l'Europe. La première université fondée à l'Est, en 1615, est celle où je travaille et où l'on a enseigné deux siècles en latin. Cette tradition a été artificiellement coupée par le pouvoir bolchevique, le rideau de fer et après Staline. Depuis l'indépendance. on avait très à cœur de rétablir des ponts culturels avec l'Europe. Peu après avoir soutenu ma thèse en 1990 - rédigée en pleine pérestroïka- j'ai été invité au Collège de France par Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier. Je fais partie de cette génération de penseurs qui ont voulu retisser des liens avec les sciences humaines françaises. C'est pour cela que je suis venu à Paris, à l'EHESS, en 1991, et que j'ai ensuite fondé une maison d'édition à Kyiv. Depuis deux générations, on tisse des liens, tout comme mon fils, qui aide les journalistes européens sur place.

Pourquoi l'Europe a-t-elle mis si longtemps à saisir ce qui se jouait, et à agir ? 


L'Europe était endormie. et une partie d'elle ne veut toujours pas être réveillée. Plusieurs mélodies ont favorisé ce rêve monstrueux, à commencer par l'idée que l'économie règle tout. Les questions géopolitiques ont été remplacées par les questions géoéconomiques. Jusqu'à récemment, l'Allemagne accompagnait encore le projet de Nord Stream! Malgré ce qui s'annonçait, les jeux économiques ont continué, business as usual, et ont ouvert la porte à la violence. Cette avidité, même quand elle arborait les couleurs de l'Occident, est devenue hors de contrôle. On paie maintenant très cher les conséquences d'avoir tout misé sur l'économie. Schröder, Berlusconi ont été des membres actifs de cette illusion. Ce logiciel était anachronique à l'égard des gangsters qui ont pris le pouvoir d'Etat. 


S'agissait-il aussi d'un manque de courage? 


Seuls les actes qu'on a éprouvés peuvent conduire au courage, dont l'étymologie signifie "agir avec le cœur". Qualifier le conflit, comme on le fait parfois même en France, d'"engrenage", d' "escalade", dénote une forme de faiblesse. Ici. le mot-clé, c'est plutôt "retard", car déjà en 2014, puis dès février 2022, les capitales européennes auraient pu agir pour éviter cette catastrophe, via le G7 ou le G20. La responsabilité est collective. Après avoir vu de ses yeux ce qui se passait à Boutcha ou à Irpin, comme Macron l'a fait, on ne peut plus faire semblant.

Le poutinisme est-il à un point de basculement ? 


Nous assistons à l'agonie du régime, l'armée russe n'a réussi ni à gagner la guerre, ni à encercler Kyiv, ni à garder Kherson. Le mal porte en soi-même son autodestruction. Les illusions occidentales sur le régime ne sont plus admises. Le 24 février a été un déclic, on a pris conscience qu'on ne pouvait plus jouer l'indifférence comme pour l'annexion de la Crimée. La destruction de l'ordre et du droit international est maintenant perçue comme très grave. Notre capacité critique a été réveillée. Pour en finir avec le poutinisme, il ne faut pas négliger les moyens économiques -l'un des outils les plus pacifiques et en pointe pour l'Occident aujourd'hui- et appliquer à la lettre les mesures des neuf précédents paquets de sanctions. Un dixième paquet doit être adopté avant le 24 février. 

En quoi cette guerre est-elle l'occasion de refonder un autre «ethos européen»? 


L'Europe a tout intérêt à revoir ses relations avec l'Europe centrale et à faire cesser une certaine condescendance à l'égard de ces «petits pays». Il faut prendre au sérieux et écouter le courage de pays comme l'Estonie ou la République tchèque, qui ont été parmi les premiers, bien avant la France, à accueillir les réfugiés et à fournir des armes. Ces pays sont critiques de leur propre passé. «Vous êtes en train de faire ce qu'on na pas fait en 1968», m'a dit mon éditeur praguois. Eux n'ont pas pu résister militairement face à l'Année rouge. Ces réalités empêchées peuvent être réveillées et mises en forme comme on le voit avec l'élection comme président tchèque de l'ancien général de l'Otan. En Hongrie, la solidarité cohabite avec les sirènes de son passé totalitaire. Du reste, il ne faut pas sous-estimer la force des démocraties où les citoyens ordinaires peuvent être plus forts que l'agresseur pourtant mieux armé. La solidarité se joue entre pays et entre citoyens. Pour éviter d'être engloutie par les régimes autoritaires, l'Europe doit être forte, courageuse et solidaire.

Vous avez décidé de rester à Kyiv depuis le début de la guerre. Comment vivez-vous la situation? 


Nous faisons face à différents défis. Régulièrement, nous devons faire le deuil de ceux qui donnent leur vie pour notre liberté. Il y a un travail d'entraide énorme et quotidien. Nous tentons de soutenir leur famille, financièrement ou autre. Nous devons aussi aider nos proches les plus vulnérables, ou les voisins, à faire leurs courses par exemple. Les plus favorisés, qui habitent dans les étages élevés, sont particulièrement démunis car sans électricité, il faut descendre à pied.

Je vis moi-même avec ma mère qui a 94 ans. Elle a une excellente mémoire et une capacité d'analyse brillante de la situation. Elle est née à Kyiv et se souvient de l'Occupation allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale, à laquelle la ramènent brutalement les bombardements. Face aux nouvelles dramatiques, elle lit des poèmes qu'elle compose elle-même. La culture, c'est ce qui reste quand on n'a plus rien. Sans électricité, seul ce qu'on connaît par cœur demeure. Enfin, il est nécessaire de développer et maintenir les structures de la société: la maison, les institutions, l'électricité, les routes. Maintenir l'enseignement est vital, même si c'est seulement à distance comme depuis un an. Les élèves peuvent être à Kyiv, dans la partie libre du pays ou dans les zones occupées, ou encore à l'étranger. Quand il y a des coupures d'électricité, on doit s'adapter, utiliser des générateurs. Ces moments communs d'échange et de partage d'expériences, sont précieux et fragiles.

 
Ce sont ces échanges qui vous donnent la force de continuer à résister? 


Oui, c'est vital. Je tiens à témoigner de ce qui se passe au sein de la famille européenne. L'intensité de ces échanges est encore plus forte qu'après 2014. A l'époque, déjà, certains étudiants venaient de la Crimée occupée, dont l'université s'était relocalisée à Kyiv. Il faut protéger l'enseignement supérieur, sa vocation à former des générations de cadres - ministres, responsables, ambassadeurs-qui pourront améliorer le devenir de la société. Les trente et un ans d'indépendance du pays ont permis de nourrir ces relations, qui en réalité sont nées bien avant l'obscurité imposée par le poutinisme...

Par Clémence Mary pour Libération.