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Catherine Belton : l'entretien avec le Journal du Dimanche

Journaliste au Washington Post et ancienne correspondante du Financial Times à Moscou, la journaliste britannique Catherine Belton répond aux questions du JDD à l’occasion de la sortie de son livre en français sur les hommes de Poutine.

Ancienne correspondante du Financial Times à Moscou, la journaliste britannique Catherine Belton, qui travaille désormais pour le Washington Post, a publié en anglais en juin 2020 un livre intitulé Les hommes de Poutine : comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest. Très documenté, le livre a été cité par l’opposant Alexeï Navalny dans sa fameuse vidéo Youtube sur le palace de Poutine. Selon Catherine Belton, après cela, le Kremlin a tenté de « discréditer le livre ».

« Mais ils n’ont pas réussi et l’ont juste aidé à le rendre plus populaire », s’amuse-t-elle. A l’occasion de la sortie française de l’ouvrage par Talent Editions, la journaliste répond aux questions du JDD.

 

Vladimir Poutine est un ancien officier du KGB. Qu’est-ce que ça nous dit de lui ?
Son esprit s’est formé dans les années 1970 et 1980 quand l’Occident était le principal adversaire de l’Union soviétique. Comme le pays ne pouvait rivaliser économiquement et militairement directement avec l’Occident, ils se sont spécialisés dans des opérations secrètes pour atteindre l’ennemi. Cela peut être du financement des groupes d’opposition, le soutien à des groupes terroristes, l’assassinat de rivaux, la mise en place d’informations compromettantes sur les figures occidentales. C’est aussi le moment où le KGB utilisait des sociétés écran pour financer leurs opérations secrètes en Europe. C’est comme ça que Poutine a eu sa formation. Et c’est le genre de tactique qu’il utilise désormais en tant que Président.

Que sait-on de la fortune de Vladimir Poutine ?
En fait, Vladimir Poutine possède tout le pays. Il peut accéder à l’argent de n’importe qui, comme me l’a expliqué une source. En 2003, il a emprisonné Mikhaïl Khodorkovski et a pris son entreprise de pétrole. Cela a été un tournant parce que cela a démontré que n’importe quel oligarque pouvait être visé et pouvait perdre sa fortune. Aujourd’hui, ils ne peuvent garder leur fortune qu’en restant dans les bonnes grâces du Kremlin. Comme me l’a expliqué un oligarque : « Si je reçois un appel du Kremlin et qui me dit que je dois mettre 1 ou 2 milliards de dollars sur un projet stratégique, je ne peux pas refuser. »

Quelle est la relation entre Poutine et les oligarques ?
Ce ne sont plus vraiment des oligarques, désormais. Dans les années 1990, on les appelait comme ça parce qu’ils étaient tellement riches et puissants qu’ils pouvaient dicter leur volonté au Kremlin. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ils doivent non seulement être loyaux mais aussi rendre service au Kremlin. 

Concernant l’Occident, quels sont les objectifs de Vladimir Poutine ?
Il a pris le contrôle des liquidités du pays. Le Kremlin contrôle des dizaines de milliards de dollars via des comptes offshore. Et il peut maintenant déployer cet argent pour saper nos démocraties en utilisant des partis d’extrême-gauche et d’extrême-droite. Il l’a fait avec succès en Hongrie et a tenté de le faire en République-Tchèque même si le président, Miloš Zeman, n’est plus aussi loyal avec Vladimir Poutine. On l’a vu aussi de manière très ouverte avec le financement du Front national en France en 2014 via une banque russe.

Comment Poutine a-t-il réussi à prendre le pouvoir en Russie ?
Il a été très doué à la fin des années 1990 pour être un comédien politique et pour dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre, tout en travaillant de manière efficace et discrète. En 1999, quand la famille de Boris Eltsine était visée par une enquête criminelle pour des accusations de corruption, il est celui qui les a défendus et qui les a aidés. Ce qui les a convaincus que Poutine était la personne qui pouvait les protéger s’il prenait le pouvoir. Il a aussi prétendu qu’il était un progressiste et qu’il poursuivrait l’héritage d'Eltsine.

Comment a-t-il réussi à consolider son pouvoir ?
Le moment clé c’est vraiment les poursuites contre l’homme le plus riche de Russie, Mikhaïl Khodorkovski. A ce moment-là, les oligarques ont compris la puissance du système Poutine et se sont soumis. Il a aussi pris le contrôle des médias russes au début des années 2000 en menaçant d’emprisonner deux tycoons des médias Boris Berezovsky et Vladimir Goussinski. Les deux ont dû rapidement vendre leurs chaînes de télévision.

Quelles erreurs l’Occident a-t-il fait à propos de Vladimir Poutine ? Pourquoi n’avons-nous pas vu le danger ?
Nous avons été très complaisants et arrogants. Nous pensions que la Russie ne pourrait plus être une menace, que c’est juste un État si faible économiquement qu’elle n’aurait plus d’autre choix que de rejoindre le camp occidental. Les Occidentaux ont donc accueilli des dizaines de milliards de dollars russes, sans se préoccuper de savoir si cet argent était corrompu ou non, sans se préoccuper du fait que c’était un ancien membre du KGB qui était désormais au pouvoir. Les oligarques sont devenus l’arme du Kremlin. Ce n’était pas des entrepreneurs indépendants, comme l’Occident les voyait. Notre manque de régulation a aussi joué contre nous. Nous n’avons pas été capables de tracer les milliards de dollars qui sont arrivés de Russie et qui a permis parfois d’infiltrer les démocraties occidentales.  

Votre livre est sorti en anglais en juin 2020. Un an et demi plus tard, la Russie envahissait l’Ukraine. Avez-vous été surprise ?
Oui ! Si mon livre raconte tous les efforts faits par la Russie pour restaurer son statut d’Empire, jusque-là, Poutine s’était toujours gardé un moyen de nier sa responsabilité et de garder une porte de sortie. Par exemple, quand il a annexé la Crimée, il y avait une large population russophone et une majorité soutenait vraiment le rattachement à la Russie. Donc il a pu annexer la région sans tirer un seul coup de feu. Dans le Donbass en 2014, il a envoyé des forces tierces, de manière à pouvoir démentir son implication. En 2014 aussi, il y avait aussi 150.000 troupes autour de l’Ukraine mais à ce moment-là, Poutine a reculé. Il n’a pas envahi le pays parce qu’on lui a dit qu’il n’avait pas le soutien sur le terrain. 

Est-il possible de savoir ce qui est dans la tête de Vladimir Poutine ?
On a quelques indices. On connaît son obsession avec l’histoire, avec l’ancien statut de la Russie en tant que grande puissance. Mais pour rétablir ce statut, il n’a pas décidé de construire une économie solide, il a plutôt privilégié de revenir aux vieilles tactiques du KGB. Il est bloqué dans la nostalgie d’une époque passée.