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Constantin Sigov : l'entretien avec La Voix du Nord

Entretien avec le philosophe ukrainien Constantin Sigov, une figure de la résistance à l’invasion russe qui revient sur les drames, les illusions et les divergences de l’histoire de son pays et de son peuple avec l’URSS, la Russie de Poutine, l’Occident et l’Europe.

Constantin Sigov est philosophe et professeur à l’académie Mohyla, à Kiev. Il est le coauteur avec Laure Mandeville de Quand l’Ukraine se lève (Talent éditions).

Pourquoi considérez-vous le 24 février 2022, le jour de l’invasion russe, comme une date déjà essentielle du XXIe siècle ?

« Ce jour a révélé au monde entier un défi stratégique majeur, gigantesque, la remise en cause de la sécurité et du mode de vie en Europe, la montée d’un abîme politique, stratégique, nucléaire. C’est le défi de la Russie qui est devenu absolument clair ce 24 février. Un certain nombre d’illusions sont tombées. La guerre, qui était hors de l’horizon des Européens, est devenue une menace permanente, pas seulement pour l’Europe centrale, mais pour toute l’Europe. »

Pourquoi l’Occident n’a-t-il pas réagi plus tôt ?

Des intellectuels, des journalistes ont essayé d’avertir en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie. Et puis, il y eut l’annexion de la Crimée malgré Maïdan (la révolte populaire ukrainienne en 2014). L’Occident a souffert de naïveté et d’aveuglement. Nous dormions la tête ailleurs. En réalité, la forteresse russe se préparait à la guerre.

Aujourd’hui, l’Ukraine commémore les 90 ans de l’Holodomor, la famine organisée en Ukraine par l’URSS en 1932 et 1933. Cette tragédie reste-t-elle un symbole fort ?

C’est une date capitale. Dimanche, à Saint-Sulpice (l’église parisienne), on commémorait la mémoire de ces millions de gens (entre 2,6 et 5 millions de morts). La famine fut une arme contre l’humanité absolument affreuse. On la retrouve aujourd’hui avec la volonté d’arrêter le cheminement du blé ukrainien. On veut reproduire l’Holodomor au XXIe siècle, ainsi qu’un chantage par le froid avec les destructions des systèmes d’électricité et d’énergie. C’est une bataille à la vie et à la mort dans l’espace européen.

Vous dites « Kiev, Kharkiv, c’est l’Europe ». Quels sont les sentiments ukrainiens pour l’Europe ?

Le mouvement vers l’Europe était clairement affirmé dès la création de l’État ukrainien en 1918, puis avec l’indépendance en 1991. Lors de la révolution de la dignité de la place Maïdan, il y avait deux drapeaux, ukrainien et européen. Des gens ont donné leur vie pour défendre ce drapeau. Cela faisait des Ukrainiens des citoyens européens défendant des valeurs européennes de liberté, de dignité et de solidarité, se révoltant contre l’ouragan néosoviétique.

Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas défendu l’Ukraine alors ?

Les Européens ont commis des erreurs immenses. En 2008, lors de la guerre en Géorgie, l’Ukraine a demandé à rejoindre l’Alliance atlantique. Malheureusement, l’Allemagne s’y est opposée. La guerre actuelle aurait été exclue si l’Europe avait été plus solidaire. 

L’UE considérait que l’Ukraine n’était pas prête, en raison notamment de la corruption…

Si sa priorité avait été la stratégie, l’Europe n’aurait pas été aveuglée par les affaires comme il en existe ailleurs en Italie, en France, en Allemagne avec Schröder et le scandale du gazoduc Nord Stream (l’ancien chancelier allemand est un proche du président russe). Derrière les arbres, on n’a pas voulu voir la forêt et on le paye aujourd’hui.

Le soutien de l’Europe est désormais unanime…

Il vaut mieux tard que jamais. Toutes les sociétés civiles en Europe sont solidaires car elles savent que l’Ukraine défend notre liberté commune, notre sécurité. Les gens sont vraiment réveillés. Je fais un parallèle entre la libération de Paris en 1944 et celle de Kherson (le 21 novembre). C’est la liberté de l’Europe, de notre mode de vie contre l’oppression qui est en jeu.

Comment parvenir à une issue ? La négociation est-elle possible ?

Il paraît de plus en plus clair que c’est une défaite militaire du régime poutinien qui changera la donne, ainsi que la libération de tous les territoires ukrainiens sans exception. Il faut revenir à l’ordre international. Mais pour cela, la force est nécessaire, celle de l’Ukraine et de tous les pays occidentaux réunis, pour arrêter la terreur et cette violence que d’autres États autoritaires observent et pourraient envisager.

Par Olivier Berger pour La Voix du Nord