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Le Point : le postillon de "Quand l'Ukraine se lève"

Dans un livre, la journaliste Laure Mandeville et le philosophe Constantin Sigov dialoguent sur les causes de l’invasion russe et sur la résistance ukrainienne.

Comme une lanterne sourde au beau milieu de la brume. Depuis huit mois que la guerre dévore le continent, les Européens se réveillent groggy d'un conflit dont ils n'ont pas su ni voulu deviner les augures. Se découvrant chaque jour un peu plus acculés par les questions que soulève la nouvelle donne géopolitique issue de l'invasion russe de l'Ukraine. Que signifie et quelles conséquences peut avoir ce néo-impérialisme de Vladimir Poutine ? Faut-il raison garder devant un affrontement encore régional ? Ou, au contraire, secouer nos esprits alanguis par de trop nombreuses années de paix ? Et regarder bien en face la plus grave offensive totalitaire qu'ait eu à souffrir l'Occident depuis 50 ans, comme le crie l'inattendue résistance ukrainienne ?

Pour y répondre, encore fallait-il conjuguer les vues des deux fronts sur lesquels évolue cette guerre hybride. Celui de l'atrocité des combats physiques en Ukraine. Celui de la communication et des calculs économiques qui secouent le reste des capitales européennes. C'est le pari réussi de Quand l'Ukraine se lève, ouvrage publié ce mercredi chez Talent. Le livre est né d'un coup de fil, fin février dernier, les chars russes à peine passés la frontière. Laure Mandeville, grand reporter et spécialiste de la Russie qu'elle a couverte vingt ans durant pour le Figaro, contacte depuis Paris une vieille connaissance : le philosophe ukrainien Constantin Sigov, ami de Paul Ricœur et disciple d'Hannah Arendt. Alors qu'il s'apprête à barricader son appartement à Kiev de sacs de sable, l'homme décroche son téléphone pour ce qu'il croit être une interview. Celle-ci se meut en une conversation. Elle durera près de six mois.

Sur 250 pages est retranscrit leur dense et éclairant échange sur les origines de la nation ukrainienne, le joug soviétique, ceux qui lui ont résisté par le passé et leurs héritiers, qui se battent aujourd'hui. Sur ceux aussi, plus à l'Ouest, de l'autre côté du rideau mental ayant succédé au rideau de fer, qui n'ont pas voulu voir le colosse de Moscou se relever, ses velléités de domination intactes. Autant de sujets indispensables à la compréhension du conflit, pourtant trop souvent éludés dans le traitement médiatique quotidien au profit du sanglant vacarme du terrain.

Récits de guerre, morceaux d'histoire et concepts philosophiques

Pour expliquer la survivance de l'impérialisme du Kremlin, la poursuite des méthodes de surveillance, de manipulation et de torture datant des plus sombres heures de l'URSS, Constantin Sigov s'extrait ainsi de l'actualité pour nourrir une piste de réflexion : celle de l'absence d'un procès de Nuremberg de l'ère soviétique. Celui-ci aurait permis de poser en vérité intangible les atrocités et les crimes commis. Il aurait pu empêcher leur répétition comme interdire toute nostalgie ou glorification du passé. « Il est clair que l'absence de travail de mémoire, de condamnation du passé apporte des métastases, analyse Constantin Sigov. La destruction de la vérité est un ouragan qui emporte tout. »

Par leur discussion, où alternent agilement récits de guerre dans ce qu'elle a de plus concret, morceaux d'histoire et concepts philosophiques, les deux auteurs autopsient les ressorts insoupçonnés de la résistance ukrainienne. Ce peuple mésestimé par Vladimir Poutine, habitué à pallier un État défaillant, a su trouver en son sein une fraternité dans laquelle puiser la force de se dresser contre l'envahisseur. Un « réveil national », que les deux auteurs rapprochent volontiers du concept de « trésor caché de la résistance » d'Hannah Arendt. Au point d'y voir une source vive susceptible d'irriguer les réalités russe et européenne. Les deux sociétés pourraient y puiser un antidote à une partie de leurs maux, et, pourquoi pas, jeter les bases d'une nouvelle Europe. Une lecture indispensable pour comprendre, au-delà du conflit ukrainien, quel continent pourrait nous attendre demain.

Par Charles Sapin pour Le Point.