Sport Culture
Lifestyle et Business

NEWSLETTER

Constantin Sigov : l'entretien dans Le Monde

La résistance à l'attaque russe montre la force de la société démocratique ukrainienne, analyse l'universitaire, qui reproche à la France ses rendez-vous manqués avec Kiev.

Le philosophe ukrainien Constantin Sigov enseigne à l'université Mohyla de Kiev et dirige la maison d'édition L'Esprit et la lettre. Depuis l'offensive russe, il a publié en France Quand l'Ukraine se lève, avec Laure Mandeville dans lequel il souligne l'importance du conflit ukrainien pour l'avenir de l'Europe. 

Un an après le début de l'agression russe, le 24 février 2022, quelles sont les principales leçons pour l'Ukraine ? 

Cette guerre montre que notre société démocratique est beaucoup plus forte qu'on ne le croit. C'est à l'évidence le cas de la société civile et de l'État en Ukraine. 

La solidarité entre les concitoyens s'est avérée beaucoup plus puissante que je ne l'imaginais avant cette catastrophe. Je pense aussi à l'accueil exceptionnel reçu par les Ukrainiens dans les pays européens. Nous redécouvrons une vraie dynamique de liens entre les pays démocratiques, qui constituent le rempart ultime contre l'agresseur autoritaire. Les citoyens européens perçoivent que la cause ukrainienne est juste, et qu'en résistant vigoureusement l'Ukraine défend toute l'Europe. Qui, mi-février 2022, pouvait imaginer un tel élan de solidarité ? 

C'est l'aspect, si j'ose dire, très positif de cette crise : faire découvrir qu'au moment de l'épreuve, les gens peuvent être plus humains, moins égoïstes. La démocratie ukrainienne envoie un signal très fort à toutes les démocraties. Nous parlons trop de leur faiblesse. Il faut renverser ce discours et affirmer au contraire que nous sommes forts, même si nous sommes entourés par des pays dictatoriaux qui sont en rivalité avec les pays démocratiques. La seule manière de lutter contre la barbarie, c'est d'être encore plus humains. 

J'ai vu la détermination de la société ukrainienne à défendre coûte que coûte sa liberté. Nous avons découvert la force de l'armée ukrainienne, composée de gens qui sont entraînés depuis 2014 et qui étaient passés par les écoles d'entrainement des pays alliés. Dès le 24 février 2022, l'Etat ukrainien a envoyé le message très clair qu'il se battait pour notre liberté. Ce qui a changé la donne. Quelques semaines avant l'invasion russe, les pays du G7 étaient trop hésitants. Ils ont échoué à envoyer un signal fort et clair à Moscou et à dire qu'ils ne toléreraient aucune agression militaire russe. Ce fut une grave erreur, alors que le danger était imminent. 

Mais, avant le 24 février, les autorités de Kiev ne reprenaient pas non plus les rapports américains alarmistes... 

Nous savions que l'armée ukrainienne était prête. Des millions de familles en Ukraine avaient déjà préparé leur sac à dos. Nous étions déjà "réveillés". Mais aujourd'hui, il faut tirer les leçons de la guerre et dépasser les hésitations. Ne pas dire : on livre les chars, pour ensuite faire trois pas en arrière. Cette hésitation n'est pas plus admissible. Il faut que les responsables occidentaux affichent des positions fortes. Car les atermoiements encouragent le camp russe, alors que Moscou recule dès qu'on lui oppose la force. 

Au printemps 2022, le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian [qui n'est plus en poste depuis le 20 mai 2022], a eu raison de répliquer aux menaces russes, en rappelant que la France disposait elle aussi de l'arme nucléaire, mais il n'a guère été soutenu et a même fait l'objet de critiques. C'était une erreur. 

Comment jugez-vous l'attitude de la France depuis le début du conflit ? 

Le président de la République allemand [Frank-Walter] Steinmeier, a dit qu'il s'était trompé dans sa relation avec la Russie. Est-ce qu'un responsable politique français a dit publiquement avoir commis des erreurs ? La France n'a fait aucun mea culpa, à la manière des Allemands ou des Britanniques, qui ont poussé dehors les Russes domiciliés à Londres. Paris a certes livré des canons Caesar, des chars légers et d'autres armes. Mais nous avons eu du mal à percevoir la cohérence globale du discours. Vu que la France ne va pas subir une invasion de l'Allemagne, elle pourrait fournir plus d'armes. Cela lui permettrait de peser davantage dans le concert européen des nations, car l'Europe centrale y joue désormais un rôle majeur et la France a manqué trop de rendez-vous. C'est le moment de redevenir un partenaire incontournable. 

Mais ceux qui sont défavorables aux livraisons d'armes redoutent une escalade... 

L'escalade est mise en avant par l'agresseur. Mais la vraie questions est le retard pris afin d'apporter un soutien efficace pour résister. Nous ne disons plus que le retard est semblable à la mort, nous savons que le retard est la mort. Quand la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, parle de "menace existentielle" pour l'Europe, il ne faut plus tarder. 

Si notre résistance est plus forte, cela dissuadera les Russes, et aussi leurs alliés potentiels. Au fond, il n'y a guère de doute que l'éléphant européen va gagner. L'économie de la Russie est plus faible que celle de l'Italie. Et sans commune mesure avec l'économie de l'Union européenne. 

Militairement, c'est la même chose par rapport à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord. Les pays autoritaires scrutent les réactions occidentales. Montrer la force de l'Union européenne est la seule manière de rétablir l'ordre du droit international. Leo Strauss [1899-1973, philosophe juif allemand exilé aux États-Unis] disait que les régimes autoritaires visaient la destruction de la civilisation européenne. Chaque citoyen doit se demander s'il défend cette civilisation. Elle est en jeu : personne ne sortira de cette épreuve de façon neutre. À Kiev, la participation de nombreux juristes français aux travaux qui ont suivi la découverte des massacres à Boutcha a réveillé des affinités électives avec la France, pays des droits de l'homme et de Montesquieu. La présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen a lancé l'idée d'un tribunal à la Haye pour juger l'agression russe. Les Français devraient être à la pointe du soutien de ce processus. Défendre la justice au sens le plus fort, le plus noble du terme, établir les faits, accélérer les enquêtes pour juger toute la chaine de responsabilités et créer des précédents. 

Dans Quand l'Ukraine se lève, j'exprime mon admiration pour "l'action philosophique" du commissaire Maigret. La classe politique française a aujourd'hui de nouveaux Maigret, pour réunir intelligence, perspicacité professionnelle et courage. 

Vous travaillez à l'université et continuez à diriger votre maison d'édition. Quelle est l'importance de la culture aujourd'hui en Ukraine ?

Elle est très présente dans les débats à Kiev. Mes collègues sur le front disent : n'oubliez pas que nous nous battons pour notre culture libre, pour la qualité de l'enseignement, des arts. Par exemple, une jeune professeure Tetyana Ogarkova, est venue dans mon bureau à l'université de Kiev enregistrer un podcast en français. Elle est repartie avec des livres de ma maison d'édition pour les apporter à Kharkiv, à Kherson et même à Kramatorsk. De cette manière, nous avons le sentiment de défende l'humanité.

Dans les endroits aujourd'hui libérés de l'occupation russe, plusieurs bibliothécaires ont été détruites ou pillées. Les livres qui traitaient de l'histoire ou de la littérature ukrainiennes ont été brûlés. Les volontaires qui apportent aussi bien des médicaments que des livres prennent de grands risques, puisque les routes sont souvent attaquées. Certains ont été arrêtés, torturés. C'est dans l'action qu'on découvre, parfois à son plus grand étonnement, qu'on peut être plus courageux qu'on ne l'imaginait. Nous avons besoin d'exemples comme celui de Tetyana dans la vie politique comme dans la vie civile. 

Arrivez-vous à publier beaucoup de livres ? 

Nous publions des livres que nous imprimons dans l'est du pays, à Kharkiv. C'est notre métier habituel, mais nous sommes conscients qu'il s'agit aussi d'un signe envoyé au reste du monde. Nous avons lancé une collection destinée à la jeunesse, diffusée gratuitement en ligne pour les enfants en Ukraine ou en exil depuis la guerre. 

Les librairies à Kiev et dans une partie du pays sont fermées. Mais certaines sont ouvertes dans l'Ouest. Notre site Web et la Poste - qui fonctionne - constituent le lien essentiel avec nos lecteurs. Les livres arrivent dans les grandes villes comme dans les petits villages. Et ça marche. Les chiffres de janvier 2023 sont les mêmes qu'en janvier 2022. Les Ukrainiens, malgré toutes les épreuves économiques, achètent des livres, avec une détermination qui en dit long sur le rapport à la culture et à la pensée. 

Qui plus est, il s'agit de livres assez exigeants. Nous diffusons beaucoup de Timothy Snyder, La reconstruction des nations, un ouvrage de 500 pages sur l'histoire de l'Ukraine, de la Pologne et de la Lituanie, ou encore Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal d'Hannah Arendt. Les gens veulent savoir comme la philosophe allemande analyse les société totalitaires. Nous republions également notre Vocabulaire européen des philosophies en plusieurs volumes. J'aime beaucoup aussi l'ouvrage d'Yves Bonnefoy, Le Siècle où la parole a été victime, car nous sommes entrés dans une période où la parole est mise à mal. 

L'image mentale de l'Europe doit être constamment reconstruite, repensée, pour ne pas être réduite à une peau de chagrin. Car la guerre a aussi pour effet de tout réduire au plus petit dénominateur commun. Il faut penser la complexité des choses, intellectuellement, spirituellement, culturellement, afin de défendre le vrai sens de l'humain. 

Par Alain Salles pour Le Monde