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L'Équipe : l'interview de Catherine Belton

Dans son livre, Les hommes de Poutine, la journaliste britannique Catherine Belton dépeint les trois décennies qui ont vu Vladimir Poutine accéder au pouvoir. Elle parle aussi de Roman Abramovitch et de Chelsea, ce qui lui a valu intimidations et poursuites judiciaires. Elle raconte.

En Angleterre, son livre Putin's People, aux éditions Harper & Collins (en français : Les hommes de Poutine, traduit par Talent Éditions), est devenu un best-seller. Catherine Belton, ancienne correspondante du Financial Times à Moscou, s'y attaque au système Poutine : ses amis, le KGB, les oligarques. Un passage sur Roman Abramovitch, qui vient de céder Chelsea, à déchaîné les avocats du milliardaire, engagés dans une procédure judiciaire qui s'est terminée par un accord et un amendement du livre.

Alors que l'oligarques, entre autres accompagné du magnat Alisher Usmanov (ex-Arsenal et Everton), vient tout juste d'engager un combat devant un tribunal de l'Union Européenne contre les sanctions qu'il subit, arguant qu'elles vont à l'encontre de ses droits selon le Wall Street Journal, la journaliste raconte les menaces, les pressions et une "campagne de décrédibilisation". Selon elle, rien de bien surprenant. 

" Dans votre enquête, qu'est-ce qui vous a mené à Roman Abramovitch ?"

Forcément, expliquer l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, ses alliés dans les services de renseignement et ses connexions, ça m'a mené à toutes les stratégies de soft power et d'influence intentées sur les pays occidentaux. Là-dedans, il y a les oligarques, sur lesquels Poutine a une vraie influence. Roman Abramovitch, lui, était un personnage intéressant car quand Poutine est devenu président, il en est devenu proche en acceptant de faire des compromis. Il lui a démontré sa loyauté. Il était proche du clan Eltsine (le précédent président) et il a répété ce modèle avec Poutine. Il a sûrement senti que dans le cas inverse, il pourrait être menacé. Mais il a été bien plus intelligent que beaucoup d'oligarques frondeurs et il a réussi à maintenir son empire. 

En quoi votre livre a-t-il été problématique à ses yeux ? 

Une source, qui était un ancien très bon ami de Poutine, qui connaissait également très bien Abramovitch m'a dit : "Abramovitch a acheté Chelsea sur ordre de Poutine". Le but étant d'avoir plus d'influence au Royaume-Uni. Par la suite, deux anciens collaborateurs d'Abramovitch m'ont répété exactement la même chose. L'un deux avait d'ailleurs grandement participé à l'opération du rachat de Chelsea en 2003.

Le rachat intervient peu de temps après que Poutine a été reçu en grande pompe au Royaume-Uni, et c'était une situation assez claire. Des partenariats avaient été signés sur l'énergie notamment.

Son ancien porte-parole a lui-même avoué que des consultations avaient eu lieu à un très haut niveau lorsque le rachat du club s'est joué. Pour eux, c'était le moyen d'exercer leur influence, à travers les médias notamment. 

"Certes, il n'existe pas de document démontrant que Poutine ait donné son aval pour le rachat de Chelsea, mais on a trois sources crédibles. Et ce qui est sûr, c'est que l'argent russe a envahi Londres en cette période"

Être présenté comme un "lieutenant" de Poutine, c'est ça qui a engendré le reste ? 

Dans le processus qui nous a opposés, Abramovitch (via ses avocats) niait absolument toutes les connexions avec Poutine. C'est toxique et ça l'est devenu de plus en plus au fur et à mesure que le régime russe devienne autoritaire et autocratique. Ce que les gens voient de ce côté-ci de l'Europe, c'est qu'il est un oligarque proche de Poutine et ça n'a rien de bon pour lui. Et que Chelsea soit associé à Poutine, c'était gênant. 

Finalement, on a dû intégrer au livre un démenti. Certes, il n'existe pas de document démontrant que Poutine ait donné son aval pour le rachat de Chelsea, mais on a trois sources crédibles. Et ce qui est sûr, c'est que l'argent russe a envahi Londres à cette période. 

Je ne pense pas qu'il savait ce qui allait se passer en Ukraine mais il avait plein de raisons de se détacher de Poutine dans l'opinion publique. 

Leur proximité reste pourtant très évidente... 

Surtout que, encore aujourd'hui, il a un rôle clair d'intermédiaire dans les négociations pour l'Ukraine. Le chef de la délégation ukrainienne a expliqué au Wall Street Journal qu'il avait demandé à Abramovitch de "parler à son boss", donc Poutine. C'est donc clair qu'Abramovitch travaille pour Poutine sur ce point-là. 

"Ils font peser une menace sur les journalistes qui, pour beaucoup, s'autocensurent pour éviter les grands procès. Deux millions, c'est quoi pour un oligarque ? Pour un média, c'est différent. Ce n'est pas facile en tant que journaliste."

Comment s'y est-il pris pour attaquer votre livre ? 

Les avocats d'Abramovitch ont souligné le passage sur l'achat de Chelsea et ont engagé des procédures judiciaires. C'était peut-être aussi dû au fait que dans sa vidéo où il dénonce la corruption du régime de Poutine, Alexeï Navalny (opposant politique de Poutine) utilise le livre comme source. Ç'a dû faire grincer des dents au Kremlin ! En tout cas, il y a eu des attaques devant la justice britannique, ce qui coûte une fortune.

Heureusement, Harper & Collins a eu les moyens de rester fort. Ils ont aussi attaqué le livre en Australie. Leur idée, c'était de doubler les coûts pour la maison d'édition et intimider. On a dû amender le livre. De "trois anciens associés disent qu'Abramovitch a acheté Chelsea sur ordre de Poutine", ça donne "trois anciens associés disent que Poutine a pu lui demander d'acheter Chelsea". C'était la meilleure solution pour ne pas avoir à jouer deux millions et demi de livres sur un procès. 

Les oligarques ont l'habitude de ce genre de pressions ? 

Ils font peser une menace sur les journalistes qui, pour beaucoup, s'autocensurent pour éviter de grands procès. Deux millions, c'est quoi pour un oligarque ? Pour un média, c'est différent. Ça n'est pas facile en tant que journaliste, surtout qu'il y a eu plusieurs procès en simultané, pas qu'Abramovitch, et ça dure très longtemps. 

C'était parfois ridicule. Ce qui est curieux, c'est qu'à travers sa machine médiatique et les médias de communication de Chelsea, Abramovitch s'est présenté comme le vainqueur de cette histoire. C'était complètement faux, puisqu'ils ne sont pas arrivés à leurs fins. Mais c'est comme ça que ça fonctionne. Au fil des années, beaucoup de médias ont refusé d'écrire sur les oligarques car c'était beaucoup trop engegeant - ce qui arrangeait bien les oligarques, et notamment Abramovitch. Chaque journaliste qui écrit sur les faces cachées de Chelsea et Abramovitch reçoit des menaces d'actions en justice. Avec les sanctions qu'il a reçues et le contexte qui a changé en Angleterre, c'est peut-être terminé. Mais ç'a été la norme. 

 

Entretien réalisé par Antoine Bourlon pour l'Équipe.