EN SE LANÇANT dans l’écriture d’Une année dans ma roue 2 (Éditions Talent Sport, à paraître le 6 novembre), Arnaud Démare, le sprinteur d’Arkéa-B&B, avait prévu de raconter son année compliquée. Son épouse Morgane a vite compris qu’il ne pourrait, ni ne voudrait, évoquer publiquement la véritable cause de ses mauvais résultats. Alors elle a décidé de s’inviter dans la rédaction du livre pour y révéler sa « grave dépression» et son hospitalisation de trois mois.
Sollicitée pour évoquer cet épisode au côté de son mari, Morgane Démare a longtemps hésité. Elle a finalement accepté, « pour que d’autres n’aient pas honte d’avouer souffrir de cette maladie ». Dans un café de Beauvais (Oise), Morgane et Arnaud Démare ont donc livré un témoignage aussi rare que courageux dans le monde du sport de haut niveau.
Comptiez-vous révéler ainsi la maladie de votre épouse ?
ARNAUD DÉMARE. Non. Je voulais raconter mon changement d’équipe, ma paternité et mon quotidien de sportif de haut niveau. Mais j’ai tellement galéré que je me suis même dit que le livre ne sortirait pas. On avait l’impression que je ne faisais que me plaindre. On attend d’un athlète qu’il gagne. Et là, c’était le journal intime d’un perdant. Et en avril et mai, je n’ai plus rien raconté. Et c’est Morgane qui a pris la parole dans le livre.
MORGANE DÉMARE. J’ai trouvé qu’il ne fallait pas cacher les choses et expliquer pourquoi Arnaud était moins bien. En fait, j’étais en pleine dépression sévère : plus de goût à rien, plus d’envie. Avec Arnaud, on a pris la décision de me faire aider et j’ai été hospitalisée près de trois mois. C’est un travail sur moi d’en parler maintenant.
A.D. Tu voulais montrer à beaucoup de femmes qu’il n’y a pas de honte à être dépressive. C’est une maladie. Si toi, tu le dis, cela peut aider.
M.D. Cela touche tout le monde. Moi, j’ai voulu rester podologue à temps plein, être une super maman et continuer de soutenir Arnaud dans son travail. Et j’ai refusé de l’aide. D’un coup, je me suis mis en état d’épuisement. C’était progressif. Tout devenait un effort. Et ce que je veux faire comprendre, c’est qu’il faut accepter les aides. Pour notre fille Margaux, 18 mois. Il fallait qu’elle retrouve une maman en pleine forme. Pas quelqu’un qui montait à l’étage pour pleurer en cachette.
Sportivement, on imagine que cela a eu un coût sur vos performances…
A.D. Bien sûr. Je ne dis alors pas publiquement que Morgane est hospitalisée. Je suis avec ma fille, et ma mère m’aide à faire le lien avec la nounou. Mais je ne pouvais pas lâcher le vélo car Morgane aurait encore plus culpabilisé en pensant que c’était à cause d’elle que ma saison n’était pas terrible. Et je me suis dit aussi que, plus tard, ma fille aurait pensé que c’était sa naissance qui avait stoppé la carrière de son papa. En fait, je voulais, au contraire, gagner une course pour Morgane.
M.D. Pratiquement personne ne le savait. Même pendant le Tour de France, où je pensais pouvoir venir, tu ne le disais pas. Et moi, j’étais toujours à l’hôpital. Je suis lucide. Aujourd’hui encore, tout ce qui touche au mental et au burn-out dans notre société est encore un peu caché. Comme si c’était une honte. C’est ce que j’ai ressenti au début. On espère que les gens réagiront bien à ce qu’on révèle.
Arnaud, franchement, c’était dur de dire « ma femme est dépressive» ?
A.D. Oui. En sport, tu ne montres pas ta faiblesse. Au contraire, je voulais performer pour t’envoyer de la force. Mais la vérité, c’est que j’avais les batteries occupées par toi. Je ne sais pas comment j’ai pu faire cette saison avec ta dépression. J’aurais pu finir en arrêt de travail. Pendant le Tour, j’ai tenu en pensant à toi.
Lors de l’étape du plateau de Beille, je suis arrivé quarante cinqsecondes avant l’élimination. Toute la dernière montée, je me disais « Morgane, Morgane, Morgane » pour tenir. Je voulais te montrer que je n’abandonnais pas. C’était aussi ma façon de te soutenir, même si personne ne le savait.
Vous parlez tous les deux de « culpabilité »…
M.D. Moi, j’avais l’impression que j’empêchais Arnaud de gagner. Il a un métier tellement exigeant qu’il n’avait pas besoin de la charge émotionnelle rajoutée par mon état.
A.D. Et moi , j ’ai parfois l’impression d’avoir une profession qui nous met sous une cloche. Que ce n’est pas une vie facile que je lui impose. Même si j’étais déjà cycliste quand on s’est connus. Mais oui, je me suis senti coupable de la dépression de ma femme. Tout le monde autour de nous aussi. Je me suis dit aussi que j’aurai dû le voir plus tôt. Ma mère aussi s’est fait le même reproche.
Le 22 septembre, vous gagnez votre deuxième course de la saison et Morgane est présente…
A.D. C’est au-delà du soulagement. Si j’en suis là à encore gagner, c’est grâce à Morgane.
M.D. Quand je l’ai vu gagner, je me suis dit : la roue tourne et le nuage est passé. Là, on avait remporté la course ensemble.
Qu’aimeriez-vous qu’on dise à la lecture de cette courageuse confession ?
M.D. Si certaines femmes pensent qu’elles ne sont pas seules et qu’elles ont le droit de dire qu’elles sont malades, ce sera très bien. Il n’y a aucune honte à être dépressive.
A.D. Moi, j’appréhende et j’ai peur des réactions. C’est un journal intime qu’on livre alors que je pensais écrire un journal de bord. Des gens vont connaître ma vie. Il y a la lumière des courses et des caméras, mais quand on rentre chez nous, il y a d’autres combats à mener. Et si on peut aussi comprendre qu’atteindre la performance et le haut niveau ce n’est pas toujours simple.
Par Christophe Bérard, pour Le Parisien.