Vous avez aimé le monopole des Gafam, l’hégémonie des « Sept Magnifiques », les cartels de la pub programmatique ou ceux du cloud ? Vous allez adorer le monde de I’IA. Car au moment où les Etats semblent enfin réagir, engager des procès antitrust contre Amazon et Google ou durcir la régulation envers X et Meta, les mêmes acteurs sont en train de devenir les maîtres absolus de l’intelligence artificielle !
Parce qu’ils sont les seuls à pouvoir investir des dizaines de milliards de dollars dans le développement de cette technologie vertigineuse, ils sont les seuls à avoir la capacité d’entraîner les modèles et donc de définir les standards. Alors, on prend les mêmes et on recommence ?
C’est l’un des grands mérites du livre de Raphaël Balenieri, journaliste aux « Echos », aujourd’hui correspondant à Shanghai, que de dévoiler « l’amont » de l’IA, c’est-à-dire la constitution de ce nouvel oligopole et ses enjeux économiques, autant que « l’aval », ces services que rend l’IA générative et qui vont changer nos vies.
La course aux GPU
L’IA n’est pas « le » match du siècle : plusieurs matchs se jouent en parallèle. L’un d’eux oppose d’ailleurs les « Magnifiques » entre eux dans la course aux GPU, les processeurs graphiques qui réalisent le calcul informatique, donc entraînent les grands modèles d’IA.
Oubliez les « puces » : ce sont des monstres de 130 kg ! Plus il y a de GPU dans un calculateur, moins il faut de temps pour entraîner un modèle de langage. Ces GPU, ricane Elon Musk, sont « plus difficiles à se procurer que de la drogue ». Les géants raflent tout. Le match entre les fabricants de GPU, qui oppose Nvidia, Intel et AMD est, lui, déjà plié, puisque Nvidia détient 80 % de parts de marché. Plus important et indécis, le match entre les Etats, car l’IA générative pourrait redistribuer les clés du monde numérique. Les Etats-Unis possèdent les plus fortes capacités de « computing », et la Chine le plus gros réservoir de données, indispensables pour entraîner les IA.
Si les Américains ont une longueur d’avance, ils veulent la garder : ils ont investi 68 milliards de dollars dans l’IA en 2023, soit 9 fois plus que la Chine, dont les ingénieurs sont « isolés sur la scène internationale ». A notre échelle, une guéguerre sévit aussi entre la France (6e puissance de l’IA) et le Royaume-Uni (3e), pour prendre le leadership de… la régulation mondiale. Londres a gagné la première manche en organisant le sommet de Bletchey Park.
Raphaël Balenieri raconte au fil des pages des épisodes passionnants, comme les quelques jours qui ont vu le limogeage et la remise en selle de Sam Altman, fondateur d’OpenAI. Ou les années de patience stratégique de Jen-sen Huang, fondateur de Nvidia, américain né à Taiwan : il a inventé le premier GPU, GeForce, pour devenir le leader de l’IA, croyant que son produit décollerait en deux ans : il en a fallu quinze…
Les talents de l’IA, que la France produit, mais en trop faible quantité, sont un autre nerf de la guerre. Jusqu’alors, nos brillants ingénieurs touchaient le jackpot en entrant chez les Gafam, mais cette bataille-là n’est plus à sens unique : les polytechniciens ou normaliens reviennent monter des entreprises au bercail. « Une génération entière de Français issus des Gafam est en train de créer des start-up », assure l’ancien ministre Cédric O. Après avoir rencontré les plus grands noms français de l’IA, comme Yann LeCun, vice-président chez Meta, mais aussi des universitaires ou des startuppers, l’auteur montre comment les jeunes entreprises sont obligées de nouer des alliances avec au moins un des géants du numérique pour avoir accès à leurs capacités de « computing ».
Lignes de fracture
En 2024, le champion français Mistral AI s’est associé avec Microsoft ; ce faisant, il n’a fait qu’imiter OpenAI, le créateur de ChatGPT, tandis qu’Anthropic, le père de l’IA générative « Claude », signait avec Google et Amazon. « Mis-tral AI peut-elle encore incarner une IA souveraine à la française, si ses modèles sont entraînés chez Microsoft ? » s’interroge le journaliste. Question purement rhétorique : pour devenir un « champion européen à vocation mondiale », le français n’avait pas le choix…
Il existe d’autres lignes de fracture, comme celle qui sépare les inconditionnels de la gratuité des adeptes du tout-payant. Ou les tenants de « l’open source » (logiciel librement utilisable et améliorable par la communauté des développeurs) de ceux de la « closed source » (logiciel propriétaire, souvent perçu comme une « boîte noire »).
Quant à la dangerosité de l’IA, les « doomers » s’opposent aux techno-optimistes. Pour les premiers, l’IA finira par nous éliminer. Pour les seconds au contraire, elle sera le remède à tous nos maux, y compris environnementaux. Invention du feu ou bombe nucléaire XXL : qui croire ? L’auteur s’aligne sur Yann LeCun : « Nous n’allons pas être exposés à une seule IA qui nous tuera tous. » Ouf, la lutte finale n’aura pas lieu.
Par Christine Kerdellant pour Les Échos