Sport Culture
Lifestyle et Business

NEWSLETTER

Corse Matin : "Bruce Dickinson, un cri dans la nuit"

Bruce Dickinson cumule une double actualité : la traduction en français de son autobiographie et, surtout, la sortie du documentaire Scream For Me Sarajevo qui retrace le périple de 1994 du chanteur d'Iron Maiden et de son groupe de l'époque, Skunkworks, pour donner un concert dans une capitale de Bosnie-Herzégovine assiégée.

Bruce Dickinson n'est pas seulement un grand chanteur - sans nul doute l'un des meilleurs de la scène heavy. À 60 ans depuis le 7 août dernier, l'artiste a multiplié les casquettes : commandant de bord, entrepreneur, brasseur de bière, romancier, escrimeur de haut niveau... Au coeur de toutes ces disciplines, il y a avant tout l'homme. Un homme de principes, cultivé, pugnace et maniant l'humour comme il manie le fleuret. 

Oui, Bruce Dickinson est un monsieur. Avec un "M" de la taille de n'importe quel monument susceptible d'attirer les foules. Aussi démonstratif sur scène et capable de tenir en public en haleine qu'il est sérieux et appliqué aux commandes d'un 757 : "Ce n'est pas le même genre de vertige. Il est évident que l'on ne saute pas partout dans la cabine de pilotage en hurlant, mais il y a des situations à gérer. Voler à 35 000 pieds, c'est quelque chose d'intérieur. Être sur une scène devant 35 000 personnes, c'est juste pour crâner."

Durant un peu plus de 400 pages, l'autobiographie, dont Talent Éditions vient d'éditer la version française, ne permet pas de tout connaître de celui que l'on surnomme "Air Red Siren". Lui-même l'écrit : "J'ai pris une décision éditoriale lorsque j'ai commencé à rédiger ce livre : pas de naissances, de mariages ou de divorces, les miens ou de quiconque (...)" Dickinson ne voulait pas d'un de ces ouvrages de 800 pages qu'on offre à Noël mais qui finissent par servir "pour commettre un meurtre ou changer les pneus des bus à Londres". Le musicien passe en revue ses jeunes années, sa passion pour des chanteurs tels que Ian Gillan, Ronnie James Dio ou Arthur Brown. Il raconte comment il a dû jouer des coudes pour se faire une place au sein de la machine Iron Maiden alors en pleine ascension, gagnant ainsi le respect de fortes personnalités comme le leader Steve Harris ou le manager Rod Smallwood. 

Au sein de Maiden, Dickinson a écrit des morceaux cultes (Revelations, Powerslave, Bring Your Daughter... to the Slaughter) et cosigné, souvent guitariste Adrian Smith, des pièces devenues classiques du groupe (Two Minutes to Midnight, Flight of Icarus, The Evil That Men Do...). 

Mais Iron Maiden n'est qu'une partie de ce livre, même si le groupe en est l'un des fils rouges. L'aviation en est une autre, tout aussi importante. Et l'auteur n'est pas avare en anecdotes, comme cette fois où il failli rester immobilisé à l'aéroport de Calvi parce que son copilote avait oublié sa licence dans son autre veste laissée au placard, en Angleterre. 

"Il n'y a pas une putain de guerre, là-bas ? "

Si l'on peut regretter l'absence de détails concernant l'écriture et l'enregistrement de la plupart de ses albums (exception faite de The Number of the Beast), on se laisse captiver par le récit bien plus fluide et moins autocentré que ne l'étaient par exemple ceux de Steven Tyler, le chanteur d'Aérosmith, ou de Gene Simmons, bassiste de Kiss. Moins sexe, drogue et rock'n'roll également que le Life de Keith Richards, qui a souvent tendance à prendre de faux airs de guide du routard spécial dealers, l'autobiographie de Bruce Dickinson réserve, en revanche, deux moments forts. Le premier concerne son récent combat contre un cancer de la langue et de la gorge racontée avec beaucoup de sobriété et d'humour. 

Le second remonte à 1994. À l'époque, Dickinson a quitté Iron Maiden depuis un peu plus d'un an et tourne pour promouvoir son deuxième album solo, Balls to Picasso lorsqu'il reçoit un coup de fil : 

" - Ça te dirait de donner un concert à Sarajevo ? 

 - Il n'y a pas une putain de guerre qui y fait rage en ce moment ? 

 - Oui mais l'ONU a la situation sous contrôle. Tu seras parfaitement protégé. Tout a été prévu." 

Lorsque le chanteur accepte de se rendre dans les Balkans, rien, en fait, n'est prévu pour et le contrôle de l'ONU est des plus relatifs. Depuis plus de deux ans, l'Europe ferme les yeux sur un conflit qui relève de la sauvagerie, le tout sur son propre sol. La récente chute du communisme a provoqué la mort d'une Yougoslavie qui, depuis 1918 - d'abord sous la forme d'un royaume, puis, en 1945, sous les traits d'une république fédérale - réunissait des peuples qui se disaient serbes, croates, ou encore slovènes avant de se dire yougoslaves. Au début des années 90, les leaders régionaux n'hésitent plus à prôner un nationalisme qu'ils entendent faire respecter par la conquête et le nettoyage ethnique. 

L'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, en juin 1991, met le feu aux poudres. Les Serbes, majoritaires, ne reconnaissent pas les deux nouveaux États. La guerre en ex-Yougoslavie éclate. Elle se déroule sur plusieurs terrains parmi lesquels la Bosnie-Herzégovine où des villages sont décimés et la capitale, Sarajevo, encerclée avant d'être placée sous la menace quotidienne des artilleurs et autres snipers. 

C'est dans ce contexte que Bruce Dickinson, son groupe, et quelques techniciens rejoignent l'endroit, en décembre 1994. "Tout ce que nous avons vécu là-bas ne ressemblait en rien à ce qui était prévu. Ces évènements ont changé mon regard sur la vie, la mort et les êtres humains", se souvient l'artiste. 

"Braver la menace"

Le documentaire Scream For Me Sarajevo retrace un périple qui aurait pu s'arrêter à l'aéroport de Split, en Croatie, à cet instant où un colonel propose au groupe de faire demi-tour au prétexte que Yasushi Akashi, le secrétaire général de l'ONU ne voulait pas froisser les Serbes. 

Sans garantie de sécurité, Dickinson veut tout de même aller au bout de son engagement mais pas sans l'accord des autres : "J'ai soumis la proposition au vote de la promesse que si l'un de nous votait non, les autres n'iraient pas non plus et qu'il conserverait toute l'estime des autres. Je le pensais sincèrement. Tout le monde était pour, y compris ceux qui étaient juste un tout petit peu terrifiés."

Écrit par Jasenko Pasic et réalisé par Tarik Hodzic, Scream For Me Sarajevo réunit la majorité des protagonistes de ce concert unique en son genre. Bruce Dickinson lui-même, mais aussi les bassistes et batteur Chris Dale et Alex Elena. Présent également, le major Martin Morris, organisateur du concert et maillon clé de l'évènement, ainsi que quelques spectateurs qui avaient, à l'époque, bravé la menace des balles pour se rendre à une soirée qui, aujourd'hui encore, fait rougir quelques yeux. 

Car elle est là, la grande force de documentaire. Au-delà de la dureté de certaines images, de certains propos, c'est l'émotion que suscite l'ensemble des témoignages. 

La musique (puisant dans le travail solo de Dickinson à l'exception de Run To the Hills) joue un grand rôle mais elle apparaît presque secondaire dans un film où chaque personnage semble vouer une admiration sans borne à l'autre. Au final, il n'y a pas de rock star et de public. Tout le monde y apparaît sur un même pied d'égalité et le seul but - qui sera atteint - est de faire oublier, pendant l'espace de deux heures, le quotidien fait de bombardements et de douleur. 

Le reportage se termine par les récentes retrouvailles des protagonistes sur place. La charge émotionnelle y est palpable (exemple avec le plan en contre-plongée de Dickinson) et rend indispensable le visionnage d'un film qui dépasse largement le cadre du rock et que l'on appréciera pour sa richesse et ses multiples enseignements. Que l'on soit fan de metal ou non.

Par Eric Buggea pour Corse-Matin.