L’ami de Kyiv, c’est lui. Constantin Sigov ne jure que par l’amitié. Pas un slogan sentimental, non, mais une noblesse, une attention, une affection conquises sur le marasme et la tristesse, une façon de toiser les ténèbres. Ce matin d’hiver à Genève, dans la cantine déserte et vaguement dépressive d’un hôtel, le philosophe ukrainien brandit Aristote et son éthique comme une bannière, comme le socle d’un idéal ravivé par la guerre et les exactions des envahisseurs russes.
Chevalier Sigov, pense-t-on. Son visage est robuste et protecteur, sa pensée charpentée, sa parole altière. Il n’est que de passage, à l’invitation de l’Université et de l’historienne Korine Amacher, spécialiste de la Russie. Il était à Paris la veille. Demain, il sera à Kyiv, enfin! Car il n’est pas question de lâcher les siens, sa mère de 93 ans, son frère, son fils, Roman 25 ans, qui parle huit langues et guide les journalistes étrangers dans des zones où les bombes explosent à l’improviste.
Ricœur, son maître
Si Constantin Sigov a consenti à cette séparation, c’est pour être l’ambassadeur de son peuple, d’une histoire ignorée sous nos latitudes, pour officier comme porteur de mémoire, comme messager de l’espoir surtout. Il publie ces jours Quand l’Ukraine se lève, la naissance d’une nouvelle Europe (Talents Editions), suite d’entretiens souvent bouleversants avec la journaliste française Laure Mandeville. L’homme, qui a si souvent arpenté les rues de Paris et de Kyiv avec son maître, le philosophe français Paul Ricœur, veut croire en une Europe future forte de tous ses métissages et athlétique comme ses équipes de foot au Qatar, sourit-il.
Ce livre est une digue et un belvédère. Le 24 février, à 4h du matin, Constantin a eu l’impression qu’on l’avait frappé à la tête. Deux jours auparavant, il avait adressé une lettre au Temps dans laquelle il racontait comment les familles anticipaient une attaque russe, préparant des sacs à dos plutôt que des valises trop lourdes dans l’exode. L’acier de la réalité lui tombe dessus en cette aube déchirée. «Ma vie a changé, je me suis retrouvé à donner dix interviews par jour et je suis entré en relation avec Laure Mandeville. Elle voulait comprendre notre pays, cet Atlantide au cœur de l’Europe.»
Pendant six mois, ils échangent au téléphone, Laure à Paris, Constantin dans sa tanière tout près de Kyiv. Il y vit capitonné entre sacs de sable à l’extérieur et piles de livres à l’intérieur. «A l’Ouest, personne n’imaginait que les Ukrainiens feraient reculer le gros ours russe et qu’il ne prendrait Kyiv ni en trois jours ni en 300 jours ni en 700 ans. C’est aussi un exemple pour l’Europe qui a été construite sur le modèle des chevaliers, modèle qui a été trop vite remisé. Or, cet esprit chevaleresque est nécessaire pour la liberté.»
Le confort favorise le conformisme de pensée, déplore le penseur. La résistance passe par l’amitié, celle qu’exalte Aristote dans son Ethique. «A la base de la cité, rappelle ce polyglotte dans un français parfait, il y a la vertu, la ténacité, le courage, l’amitié. Ces valeurs ne sont pas abstraites pour nous, mais existentielles. Nos vies dépendent des vertus des gens qui sont proches de nous.» A Kyiv, quand les ascenseurs tombent en panne, des hommes et des femmes de bonne volonté volent au secours des plus fragiles coincés à leurs étages.
Dans l’angoisse, quand la lumière s’éteint d’un coup, quand le froid cingle les peaux, un peuple se rebiffe, souffle Constantin Sigov. A la tête de Dukh i Litera, la maison d’édition qu’il a fondée en 1992, il fait des miracles. Et avec lui une trentaine de personnes, certaines basées désormais à l’étranger. Cette année, il a publié une cinquantaine d’ouvrages, entre sciences humaines et littérature.
«Entre 2021 et 2022, l’achat de livres n’a pas baissé en Ukraine, malgré les coupures d’électricité, malgré l’augmentation du prix du papier. Les gens lisent, c’est une résistance par l’esprit. Ma mère m’a raconté l’autre jour au téléphone qu’elle s’était emmitouflée dans trois plaids et qu’elle lisait. Elle m’a récité une poésie par cœur, tout simplement pour dire qu’elle est en vie, sans lamentation.»
Vœu de lumières
Le chevalier Sigov guerroie contre l’amnésie programmée par le régime de Poutine. «Les gens jetés dans les fosses communes, les librairies incendiées, ça se passe aujourd’hui!» Les Sigov ont fait vœu de lumières. Le père et la mère de Constantin étaient respectivement profs de mathématiques et d’informatique à l’université. Lui-même y enseigne depuis trente ans. Son autre fils, Alexis, 28 ans, est aussi philosophe. Il vit en Italie, mais n’a qu’une hâte, revenir dans son pays. L’épouse de Constantin, Irina, dessine depuis trente ans les couvertures des ouvrages de Dukh i Litera. Chez les Sigov, le cosmopolitisme est un art d’aimer.
Dans l’œil de Constantin passe un éclat. Le 28 novembre à Paris, il a vécu le concert de jeunes musiciens ukrainiens donné au Châtelet, dans le cadre du Festival des cultures Est-Ouest, dont l’invitée était Odessa. Une ovation sismique a salué la performance. «Ces interprètes sont à l’image de la société ukrainienne. Ils accordent leurs instruments avec les Européens, ils sont attentifs à la nuance.»
Souvent, Constantin évoque la fameuse Vierge aux mains levées de l’église Sainte-Sophie de Kyiv. «C’est aussi le geste que faisait Moïse pour qu’Israël ne soit pas vaincu par les Amalécites.» L’ami de Kyiv est chevaleresque: il a foi en des lendemains moins barbares.