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Le Point : la chronique des "Vies de Brian" de Brian Johnson

À 75 ans, le prolo Brian Johnson raconte son improbable épopée au sein du mythique groupe de hard rock. Émotion, humour et gouaille : tout un programme !

« Chanter au sein d'AC/DC, ce n'est pas comme chanter dans n'importe quel autre groupe. Il n'y a pas de ballades. Aucun moyen d'économiser sa voix pour la chanson suivante. À chaque instant, vous défendez votre territoire. Il y a de l'adversité. C'est comme chanter avec un fusil à baïonnette entre les mains. » Brian Johnson écrit comme il chante. Simple, direct, du fond des tripes. Et parfois même avec style : « Vous devez être un animal blessé pour chercher ces notes dans “Back in Black”, “Thunderstruck” ou “For Those About to Rock”. » Dans son ouvrage autobiographique Les Vies de Brian (clin d'œil volontaire au classique des Monty Python, dont l'auteur est fan), le gouailleur hurleur d'AC/DC se livre avec une touchante sincérité sur les hauts (et les bas) voltages de son parcours électrique. Oui : c'est avant tout une lecture pour les fans. Non : son intérêt ne s'arrête pas là, tant l'aventure valait vraiment la peine d'être vécue, écrite et lue.

Rappel pour les nuls : historiquement, ce fils de fondeur est le troisième chanteur d'AC/DC après l'éphémère Dave Evans et surtout le colossal Bon Scott, tragiquement décédé en février 1980 après un mélange fatal entre alcool et autres substances. Âgé alors de 31 ans et pratiquement sorti de nulle part, Brian Johnson remplaça au pied levé le cher disparu, en plein enregistrement de l'album Back in Black, « suite » du monumental Highway to Hell sorti en 1979.

Coup d'essai, coup de maître : sorti le 25 juillet 1980 et totalisant plus de 30 millions de copies écoulées certifiées, Back in Black reste encore à ce jour le LP le plus vendu de tous les temps derrière le Thriller de Michael Jackson. Longtemps conspué par les puristes obnubilés par Scott le terrible, Johnson a fini par l'emporter aux points et gagner sa place au sein du groupe, grâce à la puissance de son chant, mais aussi à des qualités humaines unanimement reconnues.

Mais à ceux qui attendent une épopée en détail de son CV au sein d'AC/DC, depuis Back in Black en 1980 jusqu'à Power Up en 2020, vous risquez de déchanter : le brailleur, aujourd'hui âgé de 75 ans, couvre essentiellement sa vie pré-AC/DC jusqu'à son embauche dans le quintet et l'enregistrement puis la sortie de Back in Black. En guise de prologue et d'épilogue, Brian Johnson s'ouvre aussi tout de même sur des événements plus récents et notamment le terrible épisode de sa surdité brutale qui, en 2015, lui valut d'être provisoirement mis à l'écart de la bande en pleine tournée Rock or Bust. Ses collègues l'avaient alors remplacé par son confrère Axl Rose des Guns N'Roses. Un déchirement personnel que l'artiste évoque sans détour, à l'instar de l'autre grand drame récent de la vie d'AC/DC – la mort prématurée du guitariste rythmique et cofondateur Malcolm Young.

Coup de foudre pour « Tutti Frutti »

Pour le reste, c'est davantage la bonne humeur et la fougue qui triomphent au fil de ces 355 pages très intimes et trempées dans l'encre de l'amour du rock. On goûte aussi au plaisir d'en apprendre davantage sur ce barde secret, au chant souvent décrié mais dont pas une seule page de cet ouvrage ne trahit la moindre rancœur ou jalousie. À la lecture des Vies de Brian, vous saurez donc tout ou presque sur le moule dont est sorti Brian Johnson. L'auteur s'attarde sur de nombreux détails qui révèlent un être sensible et sujet à de fréquentes remises en question personnelles. On peut y voir aussi le portrait-robot édifiant d'un ado fils d'ouvrier dans l'Angleterre de l'aube des années 1960, comme dans un film de Ken Loach.

Johnson aborde ses origines italiennes (par sa mère), son enfance pauvre dans les environs de Newcastle, les scènes de ménage entre ses parents, son éveil à la musique dès la maternelle avec son triangle qu'il « adorait faire tinter », son magnétophone à micro-enregistreur comme cadeau de Noël décisif, son voyage initiatique en Italie à l'âge de 8 ans, son passage chez les scouts marins (amusant : son premier maître scout s'appelait Warren Young, sans lien de parenté avec les frères Young d'AC/DC)… Tout cela, et son premier contact avec le rock'n'roll bien sûr.

Johnson reçut le ciel sur la tête le jour où il vit Little Richard entonner son fiévreux « Tutti Frutti » dans une émission de télé britannique. « Je me sentais comme si on m'avait soudain branché sur secteur. Chaque partie de mon corps était hérissée, de mes cheveux en passant par mes tétons jusqu'aux parties situées plus bas et que je ne savais même pas encore comment utiliser. Je n'avais jamais rien vu ni entendu ni ressenti de tel avant… »

Et c'est au sein de sa chorale scout qu'il étrennera pour la première fois sa voix, tandis que son adolescence sera illuminée par les swinging sixties, la beatlemania et – plus étonnant de la part du chanteur d'AC/DC – Bob Dylan. Son obsession pour la musique poussera l'adolescent à créer son premier groupe amateur, Section 5, tandis qu'il entame un apprentissage de dessinateur industriel après l'école (décroché avec le coup de pouce de Warren Young) pour payer les futures factures.

Meurtri par l'échec de son groupe Geordie

Hormis l'introduction du livre connectée au passé récent, il faut attendre la page 235 pour qu'AC/DC entre dans la danse. Auparavant, le chanteur aura écrit sur son dépucelage, ses premiers concerts pros plus ou moins minables, un grave accident de voiture, son mariage, ses succès puis les galères avec son band Geordie, sa fascination pour Jimi Hendrix, auquel il compare Angus Young… Et toute une observation minutieuse du bouillonnement culturel inondant l'Angleterre de cette fin des années 1960. Les plus attentifs noteront aussi un certain anticommunisme assumé de l'intéressé, ainsi que l'importance du père et des relations électriques du jeune Brian avec ce dernier, sujet de fréquentes embardées émotionnelles. L'attirance de Brian Johnson pour un style de son plus hard va se préciser lors de sa découverte, en 1968, de Status Quo ainsi que de Black Sabbath et du mythique single « Paranoïd »… Des influences qui nourriront (notamment) le style de Geordie, le premier vrai groupe avec lequel Jonah (son sobriquet) va effleurer un bref succès avant AC/DC.

Avec quatre albums entre 1973 et 1978, Geordie totalisera quinze passages dans l'émission de TV britannique Top of the Pops et, quand même, casera un single dans le top 10 des charts anglais (« All Because of You »). De cette époque, et dans le livre, on retient surtout l'étonnante amitié liée par Johnson avec Roger Daltrey (le chanteur de The Who), dans les coulisses de Top of the Pops. Et aussi cette incroyable anecdote sur une rencontre fortuite – la seule de sa vie – avec Bon Scott, lors d'une tournée commune entre Geordie et la formation australienne Fang, où officiait alors le futur leader culte d'AC/DC. Le récit des mois de vaches maigres après la dislocation de Geordie en 1978 révèle un Brian Johnson à fleur de peau et profondément meurtri par l'échec : « C'était une période horrible, bouleversante, éprouvante. Je n'arrivais pas à dormir. Je pouvais à peine manger. Je ne voulais même pas voir mes amis… » À peu près au même moment, Brian découvrira AC/DC non pas sur scène, mais sur la BBC2, dans l'émission Rock Goes to College, qui diffusait des concerts filmés dans des foyers d'étudiants…

Sa première audition pour Back in Black

Le livre continue alors à fourmiller d'anecdotes aussi gouleyantes qu'un solo d'Angus, comme ce dépannage sur l'autoroute par Brian Johnson, devenu installateur de pare-brise ( !), de la voiture du chanteur Ian Dury (auteur du tube « Hit Me With Your Rythm Stick »), en retard à un concert. Plus loin, Johnson révèle les origines de son inamovible tenue de scène – son t-shirt de foot américain et surtout sa casquette. C'est enfin à partir de la page 271, chapitre 18, que le chanteur aborde sa version des faits entourant son embauche dans AC/DC.

On n'en dira pas plus ici, mais, là encore, le rockeur sait faire preuve de beaucoup d'humour et de sensibilité lorsqu'il évoque sa première audition avec le groupe : une reprise de l'emblématique « Whole Lotta Rosie », furieux classique immortalisé par Bon Scott sur l'album Let There Be Rock. Sans filtre, Brian multiplie dans sa prose les anecdotes du quotidien plus ou moins passionnantes, avouons-le, mais jamais la mélodie de l'ennui ne parasite la lecture : Jonah écrit comme un vieux pote, lancé dans le partage de ses souvenirs comme si nous en discutions avec lui accoudé au bar du pub local. Le livre gagne en authenticité ce qu'il perd en perspective ou en recul analytique et cela tombe bien, c'est exactement ce qu'on attendait de lui. Tout comme l'on attend un rock brut de chaque disque d'AC/DC.

Brian Johnson ne s'épargne pas vraiment au fil du récit, mais il a aussi le chic pour sélectionner les souvenirs qui en disent long sur son humilité. Témoin ce moment où, à peine sa première audition avec AC/DC terminée, au studio Vanilla de Londres, heureux mais persuadé qu'il ne sera jamais l'élu, il s'empresse de repartir vers Newcastle parce que sa nouvelle affaire de pose de capotes de voitures customisées n'attend pas ! Plus l'auteur entre dans les affres de l'érection du mythique Back in Black, plus la fièvre monte : les amateurs se délecteront d'apprendre comment les premières phrases des tubes « Hell's Bells » et « Back in Black » furent trouvées, quelle idée pratique toute simple permit d'obtenir un son aussi énorme, les origines de la légendaire cloche du groupe et son lieu de fabrication, ou encore les coulisses de l'enregistrement de l'album aux Bahamas.

Au milieu du maelstrom d'infos, Brian n'oublie malgré tout jamais l'essentiel : nous rappeler d'où il vient, sa jungle intime de doutes et toutes les avanies endurées, son chemin de croix social jusqu'à ce coup de fil de Malcolm Young lui apprenant son intronisation au mirifique poste de nouveau chanteur d'AC/DC. Jonah n'y croit alors tellement pas qu'il demandera à son interlocuteur de le rappeler dix minutes plus tard pour confirmer la nouvelle, le temps pour lui d'encaisser le choc. Touchant. Finalement, Les Vies de Brian a tout pour rassasier les fans presque sans fausse note : émotion, humour, portrait en creux d'un artiste rugueux mais friable et donc attachant… Une frustration, que nous répétons ici : ne pas en lire davantage sur l'après-Back in Black, l'auteur oblitérant toutes les années couvrant les albums For Those About to Rock… We Salute You (1981) à Rock or Bust (2014). Péché véniel : les Vies de Brian nous ont fait vibrer et Brian Johnson nous promet, en conclusion, de remplir les blancs post-Back in Black dans un éventuel futur tome. Cher Brian, ceux qui vont vous lire vous saluent.

Article de Philippe Guedj pour Le Point.