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Rothschild, splendeur et misère d'une dynastie : l'interview de Luc Mary avec Madame Figaro

Dans Rothschild, splendeur et misère d'une dynastie, paru le mercredi 21 août, l’historien Luc Mary évoque l'incroyable destin de cette famille à la renommée internationale.

«Pour moi, les Rothschild demeurent un mystère, confie Luc Mary. Comment se fait-il que les petits commerçants d'une rue infréquentable, issus d'un ghetto à Francfort, soient devenus en l'espace de deux siècles et demi des banquiers d'envergure mondiale, avec un nom aussi admiré que décrié ?» Telle est l'énigme qu'a tenté de résoudre cet historien de formation entre les pages de son dernier ouvrage.

Dans Rothschild, splendeur et mystère d'une dynastie, paru le mercredi 21 août chez Talent Éditions, l'auteur se penche sur le destin extraordinaire de cette famille, objet de multiples fantasmes et rumeurs. Un clan discret, qui a survécu à toutes les révolutions et les guerres, étendant ses ramifications aux quatre coins de l'Europe. Devenus barons en 1817, après avoir été anoblis par l'empereur François Ier d'Autriche, les Rothschild auront toujours pour devise : «Concordia, integritas, industria» («Harmonie, intégrité, industrie»).

Madame Figaro. - D'où vient le nom Rothschild ?
Luc Mary. - Il remonte au XVIe siècle. Dans les rues de Francfort, les maisons n'étaient pas numérotées, on les repérait grâce à un écusson. La demeure des Rothschild, située dans la Judengasse, la rue des Juifs, avait pour enseigne «Zum Roten Schild» - ce qui signifie «À l'écusson rouge». Leur patronyme provient de la contraction de ce nom. 

À quelle période est véritablement né le mythe Rothschild ?
C'est Stendhal qui, le premier, a employé cette expression, «riche comme Rothschild», dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle a remplacé l'expression «riche comme Crésus».

Qui était Meyer Amschel, le premier des Rothschild ?
Meyer Amschel est né en 1744, dans le ghetto de Francfort. En tant que Juif, il n'avait pas le droit d'en sortir sans autorisation, et faisait régulièrement l'objet de brimades et d'interdits. Issu d'une famille nombreuse, il a perdu ses parents à l'âge de 12 ans. Meyer s'intéressait à la numismatique, aux monnaies - sachant qu'il a grandi dans le Saint-Empire romain germanique, composé de plus de 200 comtés dotés de monnaies différentes. Il a surtout rencontré Guillaume de Hesse-Cassel, le prétendant au trône, qu'il a séduit par son art de convaincre. Il a géré ses biens pratiquement jusqu'à sa mort. Grâce à sa rencontre avec ce premier puissant, Meyer est devenu agent de cour à l'âge de 25 ans. C'est à ce moment-là qu'il sort de la Judengasse, et que l'aventure de Rothschild commence. La sienne et celle de sa descendance, puisqu'il est père de nombreux enfants, dont cinq fils qui vont lancer la lignée. Fort de son savoir-faire, sa réputation, sa gestion des biens et des emprunts, Meyer a prospéré. À l'époque, les Juifs n'avaient pas le droit d'exercer d'autres métiers que celui du négoce et de la finance.

Surmonter les obstacles

Comme vous l'expliquez dans le livre, l'ascension de Meyer Amschel tient d'ailleurs du miracle, car les Rothschild ont longtemps été exposés aux persécutions à l'encontre des Juifs…
Ils ont été victimes de l'antisémitisme jusqu'à une période récente. Pendant la Seconde Guerre mondiale, leurs biens ont été spoliés. Leur château de Ferrières a été dévalisé. Les nazis ont utilisé 42 convois pour charger tous les objets, tous les tableaux qui leur appartenaient - notamment L'astronome de Vermeer. Les Rothschild ont aussi été déchus de leur nationalité. L'un d'entre eux a même été arrêté à Vienne et emprisonné par les nazis pendant 13 mois. Il a dû payer une caution de 21 millions de dollars pour être libéré.

Outre l'antisémitisme auquel ils ont été confrontés, quelles furent les épreuves les plus terribles dans l'histoire de la dynastie Rothschild ? Comment s'en est-elle relevée ?
Étant donné qu'ils sont nombreux, ils arrivent toujours à se relever. L'épreuve de la Seconde Guerre mondiale est la plus grande qu'ils ont connue. Mais au cours de leur histoire, ils ont également été victimes de l'anticapitalisme. Ils ont ainsi subi la révolution de 1848, durant laquelle leur château de Suresnes a été saccagé par des émeutiers aux cris de «À mort Rothschild». Ils ont en outre vécu le choc de la nationalisation de leur banque, dont les actifs valaient 3,4 milliards de francs, sous la présidence Mitterrand, en 1981. Guy de Rothschild a d’ailleurs prononcé une phrase à ce propos dans Le Monde : «Juif sous Pétain, paria sous Mitterrand, pour moi cela suffit.»

Solidarité familiale

Comment expliquer, dès lors, que la dynastie Rothschild ait prospéré ?
Ce qui fait la force des Rothschild, c'est l'art de convaincre, leur efficacité, leur simplicité. Tout cela, au nom de la discrétion et de la modestie la plus totale. Leur originalité, c'est qu'ils ne cherchent ni la médiatisation, ni la gloire. Ce sont des gens visionnaires en ce qui concerne la technologie. En même temps, ils sont complètement aveugles au progrès politique. Ils subissent les événements plus qu'ils ne les anticipent, mais s'adaptent très vite. Au cours de leur histoire, ils ont fondé cinq maisons : celles de Paris, Londres, Vienne, Naples et Francfort. Aujourd'hui, il n'en reste que deux, celles de Paris et de Londres. Il y a quand même une constante chez les Rothschild : la solidarité. La solidarité familiale, au moins jusqu'en 1863 et la chute de la maison d'Italie, la solidarité communautaire, et la solidarité sociale. Ce sont de grands philanthropes.

L'empire Rothschild est-il un succès collectif, ou le fruit de judicieuses décisions individuelles ?
La réussite personnelle de certains prime sur la solidarité familiale. Grâce à Nathan, le fils de Meyer Amschel, la branche anglaise des Rothschild s'est fortement développée. Au point qu'ils sont alors considérés, en Angleterre, comme la seconde famille royale du pays. Nathan était célèbre pour son fameux coup de bourse de 1815. À l'époque, il a su avant tout le monde que Napoléon avait perdu à Waterloo. Il a vendu tous ses titres avec des larmes de crocodile, pour les racheter dès le lendemain. Il a gagné 600 millions d'euros. Son frère James, qui a développé la branche parisienne de l'empire, a pour sa part lancé le chemin de fer en France. Il y a donc des personnages emblématiques qui sortent du lot, et d'autres, qui sont passés à l'as. 

Les fondations d'un empire

La fortune des Rothschild s'est parfois bâtie sur des activités peu reluisantes…
Tout n'est pas rose dans leur histoire. Les Rothschild sont à la fois des conservateurs, des avant-gardistes et des opportunistes. Les conflits, ils ne les prévoient pas. Mais ils en profitent pendant et après. Durant la période Meyer Amschel, le comté de Hesse-Cassel vendait par exemple des soldats à l'Angleterre. Un soldat mort rapportait plus qu'un soldat vivant, car le comté touchait une indemnité après leur décès. Alors, Meyer espérait une hécatombe sur les champs de bataille. Il a aussi versé dans la contrebande.

Comment les Rothschild ont-ils étendu leur empire à l'international ?
En devenant les conseillers, l'oreille du pouvoir, les éminences grises de l'ère moderne, les Talleyrand de la finance. James, notamment, n’aimait pas Napoléon ; mais il s’est réconcilié avec lui, et a réussi son pari ferroviaire, alors que nul ne croyait à l’invention du chemin de fer. Cela a été un succès incroyable. 20.000 personnes ont emprunté chaque jour la ligne Paris-Saint Germain. Ce pari a évidemment contribué à glorifier le nom de Rothschild.

Des personnalités à part

Quelles ont été les autres étapes-clé dans le développement de cet empire ?
Les Rothschild ont anticipé l'explosion de l'industrie textile. Ils se sont aussi intéressés à l'industrie ferroviaire, et à l’industrie pétrolière, en Russie. Un projet qu'ils ont dû abandonner, car ils avaient des concurrents encore plus géniaux qu'eux, les Rockefeller. Les Rothschild se sont retirés de l’industrie pétrolière en 1911, peu avant la révolution bolchevique, ce qui n'est pas si mal. Ils ont aussi diversifié leurs activités, s’intéressant notamment à la viticulture et aux courses de chevaux.

Il y a toutefois une génération, après les années 1910, qui n'éprouve plus d'intérêt pour les activités financières de l'entreprise. Comment l'empire va-t-il reprendre vie ?
On peut dire que, pour les Rothschild, le retour aux grandes affaires s'est fait durant l'après-guerre, puis ces dernières années. Pendant la première moitié du XXe siècle, Walter, le fils de Nathan et petit-fils de Meyer, circule dans un fiacre tiré par des zèbres. Très attiré par la taxidermie, il possède chez lui plus de 300.000 bêtes empaillées. Il dit alors qu’il est jardinier, son métier de banquier n’étant pour lui qu’un passe-temps. La dynastie a connu des personnalités un peu excentriques, comme Pannonica (1913-1988), la nièce de Nathan et baronne du jazz, qui ne voulait pas s'intégrer dans sa famille et préférait fréquenter des jazzmen noirs, à l'époque victimes de racisme. Elle est décédée dans une maison avec 300 chats. 

Dans votre ouvrage, vous opposez d'ailleurs Pannonica à Nadine de Rothschild. Pour quelle raison ?
Nadine ne correspond à aucun des critères de sélection des Rothschild. C'est une simple roturière, femme de ménage et fille d'ouvriers, qui vivait jadis dans un deux-pièces sans eau courante. Mais d'un autre côté, elle a voulu s'intégrer à tout prix à la famille Rothschild. Elle a rencontré Edmond - l’arrière-petit-fils de James, chef de la succursale parisienne - lors d'une soirée organisée en 1960. Pannonica voulait à l'inverse échapper à toutes les convenances de la famille. Elle cherchait à sortir de son milieu. 

Une discrétion à toute épreuve

Comment a évolué la popularité de la famille Rothschild au fil des décennies ?
Ils ont toujours été considérés comme ceux qui tiraient les ficelles. On leur attribuait beaucoup plus de pouvoir qu'ils n'en avaient. Cette haine des Rothschild est née en 1848, lors de la première révolte ouvrière. On les désignait comme responsables de tous les malheurs du monde. Certains Rothschild ont été emprisonnés. D'autres, accusés d'espionnage. À l'instar de Victor, le frère de Pannonica, alors engagé au service du MI 5 et accusé de délivrer des informations aux Russes, alors qu’il était innocent. James de Rothschild, lui, était qualifié de «roi des Juifs» dans la presse nationale. Pourtant, durant la crise alimentaire en 1847, il a ouvert une boulangerie solidaire. Mais les Rothschild ont beau développer leurs activités philanthropes, pour le public, ce sont de dangereux capitalistes. Quoi qu'ils fassent, la suspicion demeure. D'où leur discrétion - on les voit d’ailleurs très peu à la télévision. 

Qu’est devenu l’empire Rothschild ? 
Les Rothschild ont, certes, subi le choc de la nationalisation de 1981 ; mais ils ont à l’époque reçu une indemnité de 500 millions de francs. Cinq ans plus tard, la droite est revenue au pouvoir et David de Rothschild a créé une nouvelle banque. Subsistent alors deux pôles ; le pôle franco-britannique, puisque les deux branches se sont associées en 2003, sous le nom de Concordia. Et le pôle suisse, créé par Edmond, le mari de Nadine. Le groupe Ariane de Rothschild est aujourd'hui à la 26e place des plus grosses fortunes mondiales avec un patrimoine estimé à 5 milliards d’euros. Ils ne sont ni Elon Musk, ni Jeff Bezos. Mais ils sont toujours là, en nombre limité. On dit que l'un des facteurs de leur longévité, c'est de ne pas avoir dispersé leur fortune. Les femmes de la famille n'avaient pas le droit d'hériter. Aujourd’hui, l’empire est par ailleurs composé de davantage de dirigeants non-Juifs. Désormais, Ariane - la bru de Nadine de Rothschild - est à la tête de la maison suisse. En 1960, un certain David Cotteville a par ailleurs dirigé la succursale londonienne. Peut-être, à la longue, pourrait-on parler de déclin. Mais je pense que dans 100 ans, on prononcera encore le nom des Rothschild.

Entretien réalisé par Chloé Friedmann pour Madame Figaro