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John Brennan à l'Express : "La France devrait se méfier de la Russie et de la Chine"

Proche du président Joe Biden, John O. Brennan a dirigé la Central Intelligence Agency (CIA) de 2013 à 2017. Promu par Barack Obama, il est devenu l'un des plus proches conseillers du président.

Quelles sont, selon vous, les principales menaces qui planent contre la démocratie, à court et moyen terme ? 

Elles sont hélas très nombreuses et nous ne pouvons en négliger aucune, à commencer par la menace cyber. Pléthore d'acteurs évoluent actuellement dans l'univers digital avec de mauvaises intentions, qu'il s'agisse d'États souverains, d'organisations malveillantes ou d'individus isolés. Leur objectif ? S'approprier des données personnelles, dérober des propriétés intellectuelles, endommager des systèmes informatiques entiers. C'est un problème fondamental, car l'avenir de la planète - sa prospérité comme sa sécurité - se trouve précisément là : au coeur du monde digital. Or les gouvernements en sont encore au stade où ils cherchent la parade aux multiples défis cybernétiques qui se posent. 

Autre danger majeur: le changement climatique. C'est une menace plus insidieuse, avec des conséquences dévastatrices sur le plan politique, économique, social, culturel. Si le niveau des mers et océans s'élève, les habitants des régions côtières seront repoussés à l'intérieur des pays, ce qui mettra sous pressions les centres urbains. Cela déclenchera aussi des phénomènes de migrations économiques, en Afrique et ailleurs. 

S'ajoutent à cela d'autres défis, plus immédiats, comme ce que j'appelle "la danse des grandes puissances", c'est-à-dire les relations entre États-Unis, Chine et Russie. La Chine est conquérante, la Russie est revancharde et les États-Unis veulent retrouver leur leadership mondial, endommagé par Donald Trump. Je pourrais aussi parler de la menace nucléaire iranienne, de la question de la Corée du Nord, des inégalités de richesses croissantes (entre nations et au sein des mêmes pays) et, bien sûr, du terrorisme. 

Terrifiant catalogue ! Le monde est donc plus dangereux qu'avant... 

Il est beaucoup plus complexe car il est interconnecté. Dans le "nouveau monde", nous sommes tous dépendants les uns des autres. La pandémie de Covid-19 le démontre amplement. 

"Mon inquiétude ? Que des terroristes acquièrent une arme chimique"

Revenons à la question cyber et aux attentats informatiques. La Chine ou la Russie possèdent-elles une longueur d'avance et, par conséquent, les moyens de menacer les démocraties ? 

De nombreux États sont en mesure de faire des ravages dans d'autres pays, mettant par exemple en panne ou détruisant toute l'infrastructure informatique nécessaire à la bonne marche d'une nation. Cependant, de telles actions reviendraient à déclencher un conflit car ce sont-là des "actes de guerre". En guise d'alternative, ces pays mènent des guerres psychologiques. Ils tentent, via la Toile, d'influencer les opinions publiques, ainsi que les comportements et les réactions des gens. Le problème est évidemment que leurs capacités offensives se développent plus rapidement que nos capacités défensives. Ce qui est logique : personne n'avait eu l'idée de mettre au point un missile antichar avant l'invention du char ! Donc, nous adaptons et nous réagissons aux menaces que nous voyons émerger. 

Se pourrait-il que la prochaine guerre se déroule dans l'espace ? 

Si un conflit majeur éclate entre superpuissances, une grande partie de la guerre sera spatiale. Il s'agira d'essayer de mettre K-O les communications satellites des adversaires. À ce jour, seuls une poignée de pays sont capables d'envoyer des satellites dans l'espace. Les mêmes sont également capables de détruire des satellites à l'aide de missiles. Il existe d'autres façons de ruiner les communications de l'adversaire, en détruisant par exemple les stations au sol qui réceptionnent les signaux satellitaires.

Vous avez à peine parlé de terrorisme islamiste. Est-il en perte de vitesse ? 

Loin de moi l'idée de minimiser la dangerosité des terroristes capables de mener des actions dévastatrices, comme au Bataclan. Mais il faut contextualiser ce dont il s'agit. Par comparaison aux danger évoqués précédemment, les dégâts provoqués par les terroristes sont, en général, relativement limités (je mets à part le 11 septembre) du fait qu'ils utilisent "seulement" des explosifs et des armes automatiques. Par ailleurs, le retentissement médiatique de leurs méfaits est mondial. Mais mon inquiétude concerne plutôt les armes chimiques, biologiques, voire nucléaires, que des groupes terroristes pourraient chercher à acquérir et utiliser, comme ce fut le cas dans les années 1990 au Japon, avec les attentats au gaz sarin perpétrés dans le métro de Tokyo par la secte Aum.

Le prochain 11 septembre pourrait donc être digital ou... chimique ? 

Je ne suis guère adepte des prédictions. Mais ce genre de scénarios existe. Les implications seraient alors psychologiques. Car il suffirait qu'un groupe terroriste détienne une arme chimique ou bactériologique pour semer la panique. Les populations ne réagiraient pas en fonction de ce qu'il se passe mais en fonction de ce qu'il pourrait se passer. Il faut prendre en compte le facteur psychologique pour gérer correctement une telle situation, pour l'instant hypothétique.

Changeons de sujet. Joe Biden a récemment qualifié Vladimir Poutine de "tueur". D'autre part, l'échange entre les chefs des diplomaties chinoise et américaine, le 18 mars en Alaska, était glacial et truffé de propos peu amènes. Inquiétante escalade verbale... 

J'avoue avoir d'abord été surpris de lire les propos de Joe Biden. Puis j'ai compris qu'il ne faisait que répondre "oui" à un journaliste qui lui demandait si Poutine était "un tueur". Mais c'est le Joe Biden que je connais : il est sincère, honnête, il parle vrai. En l'occurrence, il faisait allusion à l'élimination par la Russie d'un certain nombre d'opposants, avec du poison ou par d'autres moyens. Quant à la joute verbale américano-chinoise, rappelons que la délégation américaine menée par le Secrétaire d'État Antony Blinken et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan a dû subir une diatribe de 17 minutes énumérant tous les griefs de Pékin contre Washington. 

"La Turquie est comme le détroit des Dardanelles : elle serpente"

Les États-Unis ont coutume de ne pas éluder les sujets de discorde et de parler franchement. Ils continueront donc à dénoncer la Russie et la Chine chaque fois qu'il y aura des raisons valables de le faire. Ce genre de propos se tiennent habituellement à huis clos. Mais il arrive que les dirigeants politiques se retrouvent pris sous le feu des caméras. En tout cas, l'administration Biden ne se dérobera pas. Car il est exclu que le président des États-Unis trompe ses compatriotes. 

Que pensez-vous des deux scénarios selon lesquels d'une part, la Russie envahirait un état balte et, d'autre part, la Chine attaquerait Taïwan ? 

C'est à la Russie et à la Chine d'évaluer les risques qu'impliqueraient, pour elles, de telles initiatives... Moscou est-elle en mesure de mener une opération militaire contre une des républiques baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) ? Bien-sûr ! Mais la réponse serait alors très, très vigoureuse, non seulement de la part des États-Unis, mais également d'autres pays. Rappelons que la Russie a déjà eu à connaitre l'opprobre internationale après son agression en Ukraine. 

Or une action contre une république balte serait considéré comme une initiative encore plus agressive. La réponse serait donc directe et immédiate. Même chose pour Taïwan : les États-Unis affirment depuis longtemps que toute agression chinoise contre Taïwan conduirait à une réaction américaine. Quelle réaction ? Eh bien, c'est à la Chine de faire preuve d'imagination pour deviner quelle serait la réaction américaine. 

Mais, dans l'immédiat, je n'imagine aucunement l'un de ces scénarios se concrétiser. Certes, il existe toujours un risque d'escalade à partir d'un incident localisé. Mais l'avantage avec l'administration de Joe Biden c'est qu'elle est remplie de gens hypercompétents et d'experts avisés de la relation États-Unis - Chine. Au surplus, il existe aussi des dossiers sur lesquels nous pouvons coopérer avec Pékin, par exemple celui de la Corée du Nord. 

La coopération militaire entre les États-Unis et ses alliés en mer de Chine peut-elle se comparer à une sorte d'"OTAN asiatique"? 

Les États-Unis sont, depuis la Seconde Guerre mondiale, la puissance navale dominante dans le Pacifique occidental. Et c'est sur celle-ci que comptent les États de la région pour garantir leur liberté de naviguer dans les eaux internationales. Les Chinois ont une autre vision des choses : ils considèrent cette région comme leur "arrière-cour", selon une sorte de "doctrine Monroe à la mode chinoise". Résultat, ils renforcent constamment leurs moyens navals et aériens dans la région. Cela ne signifie pas que l'Amérique entend renier ce qu'elle considère être sa responsabilité : soutenir ses amis et s'assurer qu'ils puissent circuler librement dans les eaux internationales. Les Chinois le savent parfaitement. 

La marine chinoise surpasse-t-elle militairement celle des États-Unis ? 

Non, mais il est vrai que la Chine développe son armada quantitativement et qualitativement. Dans la région, les Chinois disposent d'une plus grande quantité de navires. Mais en termes de sophistication, de modernité et de leadership [vis-à-vis des autres pays de la région], la supériorité de la Navy américaine est nette. Le fait que, par ailleurs, l'armée américaine reste la première du monde implique aussi qu'elle peut rapidement déplacer des moyens matériels et humains d'un point de la planète à un autre. 

La présence grandissante de la Russie et de la Chine en Afrique vous inquiète-t-elle ? 

Sous l'administration Trump, les États-Unis ont hélas renoncé à jouer leur rôle traditionnel en de nombreux endroits de la planète. Les Chinois et les Russes, qui sont de grands opportunistes, en ont profité pour approfondir leurs relations avec une multitude de pays. Adepte de la diplomatie du carnet de chèque, Pékin accroît ainsi son influence via de nombreux programmes d'aide et de développement. Ceci s'accompagne toujours de contreparties et d'exigences formulées par les Chinois. Tout comme le font les Russes, ils identifient et ciblent des personnalités politiques - membres du gouvernement, leader d'opposition, personnalités de la société civile - susceptibles d'être influencé dans un sens favorable [à Pékin ou Moscou]. La concurrence entre grandes puissances joue aussi le terrain des relations personnelles.

En matière de sécurité quelle devrait être, selon vous, la priorité de la France et de l'Europe ? 

Il convient d'observer le jeu des Russes, qui essayent toujours d'influencer les opinions publiques. Les Européens doivent se méfier de la manière dont Moscou se sert de ses capacités cyber pour pénétrer et évoluer dans l'environnement digital des Européens. Ceux qui, en France, plaident pour un approfondissement des relations franco-russes devraient se montrer prudents. Je ne dis pas qu'il faut divorcer ni couper les ponts, mais qu'il est nécessaire de maintenir un certain degré de suspicion à l'égard des intentions réelles de la Russie et de la Chine, par exemple lorsque ces pays effectuent des investissements en Europe. Il faut toujours demander si une trop grande proximité avec la Russie ou la Chine ne revient pas, in fine, à saper l'intégrité de l'Europe. 

Et la Turquie ? 

La Turqui est comme le détroit des Dardanelles : elle serpente. Toujours elle se pose la question de son appartenance : Orient ou Occident ? Cette dualité façonne sa mentalité. Pays islamique dans un environnement européen, elle est en outre jalouse de son indépendance. Ce qui se reflète dans la politique d'Ankara. Sous Erdogan, la Turquie a maintes fois fait cavalier seul, par exemple en achetant des systèmes de missiles russes S-400, alors que c'est contradictoire avec son appartenance à l'OTAN. Nous, les Américains, devons parler avec et mettre la pression sur Ankara. Car laisser les Russes pénétrer l'écosystème militaire d'un pays membre de l'alliance atlantique n'est pas compatible avec notre façon de voir le monde. 

En tant qu'ancien directeur de la CIA, êtes-vous adminratif de l'opération d'infiltration, attribuée au Mossad israélien, qui a permis l'assassinat ciblé du "père" du programme nucléaire iranien Mohsen Fakhrizadeh, le 27 novembre dernier, non loin de Téhéran ? 

Israël possède des capacités extraordinaires en matière de renseignements qui permettent de mener des opérations à l'extérieur de ses frontières. Cependant, si Israël est vraiment responsable de cette opération, je la condamne vigoureusement, comme je l'ai déjà fait sur Twitter. Précédemment, j'avais aussi critiqué l'élimination du général iranien Kassam Souleymanieh par l'administration Trump. 

"La CIA l'a appris à ses dépens : l'espionnage cubain est excellent"

Dans les deux cas, il s'agit d'une violation du droit international. Agir à l'encontre d'un État souverain est irresponsable de la part d'un autre État souverain, étant entendu que nous parlons pas ici d'assassinats ciblés de terroristes mais de représentants légitimes d'une nation reconnue internationalement. Si la Russie ou la Chine agissaient ainsi, elles seraient condamnées, et ce serait normal. De même, lorsque les États-Unis ou Israël pratiquent ce genre de violation du droit, il faut le dire aussi. 

Que pensez-vous de l'alliance entre l'Iran et le Venezuela ? 

Le fait que ces deux pays sont deux adversaires des États-Unis et qu'ils prennent des positions très hostiles à l'Amérique les conduit logiquement à explorer ensemble comment ils peuvent nous nuire. Entre eux, les relations sont anciennes et remontent à la création de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960. Avec méfiance, Washington évalue donc constamment comment ces deux pays pourraient frapper des intérêts américains dans le monde. 

En quoi Donald Trump a-t-il affaibli l'Amérique ? 

En termes de réputation et de prestige, les dégâts sont significatifs. Mais plus grave encore est le fait qu'il ait abîmé la parole de l'Amérique en se rétractant d'avoir de l'Accord de Paris sur le climat ou de celui de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPoA en anglait, Joint Comprehensive Plan of Action). Dans l'histoire, c'est du jamais vu. Aucune administration américaine n'est jamais revenue sur un engagement international de la précédente. Résultat, d'autres pays sont aujourd'hui légitimement fondés à s'interroger sur la longévité des engagements pris par les États-Unis. Je suis extrêmement content que Donald Trump ne soit plus à la Maison-Blanche et que ses laquais ne soient plus en charge des dossiers de sécurité nationale et de politique intérieure. 

Comment voyez-vous l'avenir des relations avec Cuba ? 

J'espère que Joe Biden va ressusciter l'entente entre les États-Unis et Cuba. Les choses avaient bien avancées sous Obama. Je m'étais d'ailleurs rendu à La Havane alors que je dirigeais la CIA afin de rencontrer mes homologues du renseignement cubain. Comme nous l'avons appris à nos dépens, ceux-ci sont extrêmement professionnels. Ils possèdent en outre une très bonne maîtrise des affaires régionales et internationales. Le fait qu'ils soient extraordinairement compétents est évidemment regrettable du point de vue du directeur du renseignement que j'étais mais... c'est la vérité. 

Quelles sont vos attentes vis-à-vis de l'administration Biden ? 

Mes espoirs sont grands car son équipe est exceptionnellement compétente. Les défis, il est vrai, sont nombreux : la pandémie, l'économie, la justice sociale, les frontières et tous les dossiers internationaux. Mais heureusement, ses équipes sont pragmatiques. Elles savent que rien ne se résout du jour au lendemain. Il n'y aura donc pas de coup d'éclat mais des avancées pas à pas. Pour ma part, je pense que les États-Unis peuvent retrouver la place qui était la leur sur la scène internationale avant Trump.

Par Axel Gylden.