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"Les hommes de Poutine", le livre qui inquiète les amis de Poutine dans Le Parisien

Deux figures des russes blancs menacent d'attaquer en diffamation un éditeur parisien. En cause, la publication en France du best-seller de la Britannique Catherine Belton, "Putin's People".

Combien y-a-t-il de bibliothèques dans la propriété du comte Serge de Pahlen, sur la très chic Riviera vaudoise qui surplombe le lac Léman entre Lausanne et Genève, en Suisse ? On l'ignore. Mais un ouvrage sera banni de ses lectures d'été : la version française de Putin's People, de Catherine Belton, que Talent Éditions s'apprête à publier le 13 juillet avec, pour titre, Les hommes de Poutine

Ce pavé impeccablement sourcé de 624 pages, paru en 2020 au Royaume-Uni chez HarperCollins, a été traduit dans une vingtaine de pays, des États-Unis au Japon et salué comme l'essai de l'année par The Economist et le Financial Times notamment. Au Royaume-Uni, les ventes atteignent quelques 380 000 exemplaires, 800 000 dans le monde. 

En Allemagne, l'invasion russe de l'Ukraine a suscité un regain d'intérêt pour cette enquête retraçant l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine et la manière dont le KGB a réussi à remplacer les magnats de l'ère Eltsine par une nouvelle génération d'oligarques loyaux au maître du Kremlin, lui-même ancien officier du KGB. 

Menace de faire interdire "l'ouvrage litigieux"

"Certains propos de l'ouvrage, dans sa version anglaise, sont diffamatoires (à l'encontre de Serge de Pahlen) [...], ce qui porte atteinte à son honneur et à sa considération" écrit Me Pascal Narboni, l'avocat du comte, dans un courrier adressé le 13 juin au directeur de Talent Éditions, Emmanuel Laureau. Cette missive met à l'index cinq extraits, et plusieurs expressions comme "les hommes de Poutine ayant appartenu au KGB" ou encore "les Russes blancs à l'esprit impérialiste implantés à Genève", incluant Serge de Pahlen. 

Cet ingénieur bientôt octogénaire, qui a grandi à Paris au sein d'une famille de l'aristocratie russe ayant fui la révolution bolchévique de 1917, demande de les "supprimer [...] dans la version française". Un temps directeur des affaires internationales de Fiat, dont il a épousé l'une des héritières, Margherita Agnelli, Serge de Pahlen est lui-même à la tête d'une maison d'édition, les Syrtes, spécialisée sur la Russie. "À défaut conclut Me Narboni, notre client nous a donné instruction de saisir la justice pénale d'une action en diffamation et de solliciter l'interdiction de l'ouvrage litigieux." 

Un second courrier adressé le 27 juin dernier par Jean Goutchkoff, autre figure des Russes blancs en Suisse, formule la même demande. Ce banquier genevois apparaît parmi les signataires, avec Serge de Pahlen, d'une tribune en novembre 2014 dénonçant sur Internet "l'extermination programmée des populations du Donbass" par le gouvernement ukrainien, "soutenu par des milices arborant une symbolique nazie". Une rhétorique conforme à la propagande du Kremlin pour justifier son invasion de l'Ukraine. 

La journaliste Catherine Belton écrit que "les deux hommes faisaient partie d'un réseau d'agents opérationnels qui [aidait] le régime soviétique" dans les années 1980-1990, alors que le KGB cherchait à infiltrer les Russes blancs. Jean Goutchkoff certifie, par écrit, n'avoir jamais rencontré M. Poutine, assure ne faire partie "d'aucun réseau" et "ne pas [se] considérer comme un impérialiste". 

L'argent et l'influence, sujets tabous en Russie

"Je ne céderai pas à ces intimidations, confie Emmanuel Laureau, assisté par l'avocat Emmanuel Ludot. La France est l'un des derniers pays européens à ne pas s'intéresser à cette enquête remarquable." L'éditeur au catalogue éclectique - des biographies de sportifs aux manuels de bien-être - insiste : "Tous ceux qui veulent comprendre le conflit en Ukraine devraient lire Belton. Nous nous sommes fait berner par Poutine, qui nous a convaincus que la Russie était un pays proche de l'Europe, avec une vraie économie de marché. On découvre en fait un capitalisme corrompu, basé sur une kleptocratie."

Jointe à Londres, Catherine Belton, correspondante du Financial Times à Moscou de 2007 à 2013, maintient ses informations sur l'"affinité immédiate" entre Serge de Pahlen et Vladimir Poutine dès leur première rencontre, en novembre 1991, lors du retour en Russie du dernier héritier des tsars, le grand-duc Vladimir. "J'ai eu trois entretiens avec Serge de Pahlen, en 2014 et en 2015, ainsi que d'autres sources. Il m'a raconté comment, lors de la première visite officielle en France du président Poutine, il avait eu un entretien en tête-à-tête avec lui", poursuit la journaliste. 

"Catherine Belton s'attaque aux deux sujets les plus tabous en Russie : l'argent et l'enrichissement phénoménal de certains, et les opérations d'influence qu'une partie de l'argent détourné permettrait de financer" commente Cécile Vaissié, professeure à l'université Rennes-II. Sa force est, selon cette spécialiste en études russes et soviétiques, "de retracer le parcours de Poutine, depuis ses années à Dresde, en Allemagne de l'Est, jusqu'à l'Ukraine, à la lumière des circuits d'argent". 

De fortes pressions

L'historienne développe : "Dès les années 1980, le KGB a supervisé certains changements économiques en Union soviétique, ouvrant la voie à ceux qui deviendraient les premiers oligarques. Il semblerait que la Stasi (le service de renseignement et d'espionnage d'Allemagne de l'Est)  et lui aient alors organisé des transferts massifs de fonds vers des banques et des entreprises occidentales. Des questions demeurent : que sont devenues les millions de dollars du Parti communiste soviétique quand l'URSS s'est écroulée ? Comment les proches de Poutine se sont-ils fabuleusement enrichis ? Pourquoi des oligarques russes financent-ils des universités et des musées britanniques ? Quel rôle éventuel des émigrés ex-soviétiques ont-ils joués dans la carrière de Trump ? Là-dessus, Belton apporte des éléments très éclairants."

Cécile Vaissié connaît bien les pressions auxquelles s'exposent les intrépides qui enquêtent sur le système Poutine. Autrice d'un livre sur le soft power de Moscou en France, elle a été poursuivie en diffamation par six personnalités et a obtenu une relaxe quasi totale, seule le bloggeur Olivier Berruyer ayant eu gain de cause. 

"Juste avant que ce ne soit plus possible, quatre oligarques et la compagnie Rosneft nous ont attaqués, moi et mon éditeur. Heureusement, HarperCollins a vigoureusement défendu le livre. On risquait potentiellement cinq procès..." soupire Catherine Belton, aujourd'hui au Washington Post. En consentant des "modifications minimes" et en trouvant un accord avec l'oligarque Roman Abramovitch, la journaliste et son éditeur ont évité des procès très coûteux. Elle se dit "très heureuse" que son enquête soit bientôt accessible aux lecteurs français. 

Article écrit par Séverine Cazes pour Le Parisien.